Félix et Paul ANTELME

(Carcès, 1852-Paris, 1895)
(Cabasse, 1854-Le Kremlin-Bicêtre, 1900)

antelme felixLe Petit Journal, Paris, 15 octobre 1895, p. 2.

Jean-Claude SEGUIN

1

Pierre, Antoine Antelme épouse Marie, Alphonsine Decuers De Cogolin. Descendance:

  • Lazare, Charles, Madelon, Antoine Antelme (adopt. Jacquet de Boulliers) (Carcès, 11/01/1848-) épouse (Paris, 17e, 02/05/1893) Alice, Marie, Mathilde, Henriette Pantin de la Guère (Nantes, 06/08/1856-).
  • Félix, Antoine Antelme (Carcès, 28/12/1852-Paris 4e, 13/07/1895) épouse (Cannes, 29/11/1884) Marie, Pauline Martel.
  • Paul Antelme (Cabasse, 26/10/1854-Le Kremlin-Bicêtre, 23/06/1900).
  • Pierre, Antoine Antelme (Cabasse, 26/01/1861-).
  • Thérèse Antelme (Cabasse, 09/03/1864-).

2

Fils d'un instituteur public, Félix et Paul Antelme s'installent à Paris dans les années 1870. Les circonstances tragiques de la mort de Félix font que l'on connaisse mieux son existence grâce aux nombreux articles de presse publiés au moment de son assassinat. Engagé volontaire en 1870, il fait toute la campagne contre l'Allemagne. Fait prisonnier à Metz, il subit une dure captivité dans les geôles prussiennes. Il sert dans l'infanterie de marine et fait la campagne du Tonkin. C'est vers 1879 qu'il arrive à Paris:

Il s'était signalé, à son arrivée à Paris, vers 1879, par un trait de don quichottisme qui peint son caractère. Les amnistiés de la Commune s'étaient réunis à l'Elysée-Montmartre pour juger Charles Lullier, qu'ils accusaient de trahison. Antelme, seul contre tous, s'était fait l'avocat de l'ancien général en chef de la Commune. Il faillit ce jour-là se faire écharper.


Le Figaro, Paris, dimanche 14 juillet 1895, p. 2.

En 1881, il se signale en prenant la défense de Charles Lullier accusé de trahison par les amnistiés de la Commune, réunis à l'Élysée-Montmartre. Son caractère impétueux le conduit à multiplier les duels ou les demandes de réparation contre diverses personnalités (1884: Faessen, 1889: Paul Signac, 1891: Florens...). Félix Antelme se met, vers cette époque, représentant en photographie et se charge d'inviter les personnalités en vue afin de se faire photographier. Pendant plusieurs années, il est attaché à la maison Van Bosch, du photographe Otto Van Bosch, qui débute ses activités en 1875. La maison est vendue en 1887 à Paul Boyer.

van bosch ottoOtto Van Bosch (-1895)

Le 8 octobre 1884, Félix Antelme s'associe à deux amis, François "Paul" Berger et Louis Cyprien Courdurier pour racheter l'atelier du photographe Jean Mieczkowski et fonder la société "Paul Berger et Cie dont le siège est successivement : Avenue de l'Opéra, 28 av. des Champs-Élysées et 59, rue Saint-Roch:

Suivant acte sous signatures privées, en date à Paris du huit octobre mil huit cent quatre-vingt-quatre, déposé aux greffes de la justice de paix et du tribunal de commerce de la Seine le treize du même mois.
M. François-Paul Berger, à Paris, rue Turbigo, 2, M. Félix-Antoine Antelme, à Paris, rue des Écoles, 6, et M. Louis-Cyprien Courdurié, à Paris, rue Dauphine, 3,
Se sont associés en nom collectif pour l'exploitation d'un fonds de photographie artistique à Paris, rue Saint-Roch, 57, pour dix ans, le quinze octobre mil hui cent quatre-vingt-quatre, avec siège audit lieu, sou la raison
Berger et Cie
et signature sociale à M. Courdurié seul.


La Loi, Paris, 16 octobre 1884, p. 3.

berger paul photographiePhotographie Berger, 28 avenue des Champs-Elysées.
Le Courrier du soir, Paris, 25 décembre 1884, p. 4.

L'atelier photographique est encore en activité en 1887 et a les honneurs de L'Étoile artistique: 

CHRONIQUE DE L'ART
La photographie vient d'atteindre aujourd'hui le suprême degré de la perfection, après avoir passé par bien des phases dont quelques-unes critiques, disons-le.
Peu cependant, parmi ceux qui s'occupent de cet art, basé non pas seulement sur la représentation plus ou moins nette de la personne, mais sur la retouche qui doit embellir ce que l'instrument reproduit comme un enregistreur, sont arrivés à ce degré de fini, cette délicatesse de travail qui dénotent la main d'un habile.
Aussi sommes-nous heureux de signaler ici au hig-life [sic] du Tout-Paris la photographie Berger, dont le directeur, expert supérieur en ces choses, a su faire dans les miniatures où il excelle, comme dans tout autre genre, de ces petits chefs découvre ravissants qui lui donnent droit à nos éloges, et le feront vite remarquer de la société d'élite, fidèle appréciatrice du vrai mérite.
Parmi la multitude de photographies exquises, nous avons remarqué, dans le coquet hôtel privé de l'avenue des Champs-Elysées, 28, celles de quelques gentilshommes du monde parisiennant, du marquis de Pomeraux, du consul de Bolivie, Anicet Arse, du littérateur Labadie, et, parmi d'adorables portraits de femmes, celui de Mme Boucicault, supérieurement exécuté, et de tant d'autres qui, sous l'habile main du photographe émérite, ont pris là le charme gracieux qui fait vivre leurs traits comme le rayon du soleil ardent les grandes herbes vertes.


L'Étoile artistique, Paris, dimanche 8 mai 1887, p. 1.

L'expérience n'est pourtant pas concluante et la société est mise en faillite peu après. Félix Antelme reprend alors son métier de représentant et travaille pour les maisons Boyer (successeur de Van Bosch), Pirou et Capelle. En mars 1893, Félix Antelme entre comme commis à la photographie Ogereau-Fromentin, 18, boulevard Montmartre ainsi que le rapporte La Gazette:

En mars 1893, M. Félix Antelme entra comme commis à la photographie Ogereau-Fromentin, 18, boulevard Montmartre. Aux termes du contrat, M. Antelme était engagé pour quatre années et une somme de six mille francs devait lui être versée, à titre d’indemnité, au cas où, avant l’expiration de ces quatre ans, la maison de photographie Ogereau-Fromentin se priverait, sans motif sérieux, de ses services.


La Gazette de France, Paris, 15 octobre 1895, p. 3.

ogerau charles ogerau paris
Charles, Pierre Ogerau (Paris, 1868-Loire, 1908)
[portrait présumé]
Ogerau, 18 bould Montmartre, Paris
"Jeune femme"

On lui doit une photographie post portem de Jules Ferry que l'on retrouve en couverture de la revue Le Monde illustré:

LA MORT DE JULES FERRY
[...]
M. Félix Antelme est venu ensuite avec un opérateur prendre la photographie du défunt.
Pendant toute la journée, madame Ferry, assistée de madame Floquet, a reçu de nombreux amis de son mari.


Gil Blas, Paris, 20 mars 1893, p. 2.

ferry jules Le Monde illustré 1893 03 25 Le Monde illustré, nº 1878, Paris, 25 mars 1893.

En outre, le bouillant Félix Antelme n'hésite pas à afficher ses opinions politiques:

Dans le Var
[...]
Il y a trois jours, à la suite de la réunion organisée par M. Clémenceau, celui-ci a été pris violemment à partie par M. Félix Antelme, frère du candidat local, en raison de l'incident que vous connaissez et qui avait débuté à Paris.


La Libre Parole, Paris, 18 août 1893, p. 2.

Peu après la mort de sa mère, Albertine, Philippine Grosholz, en mai 1893, Charles Ogerau, laisse les affaires entre les mains de son beau-frère, Alfred Fromentin.

En 1894, la société Ogereau Fromentin fut dissoute, et ce fut M. Fromentin seul qui, dès lors,dirigea l’établissement. A cette époque,M. Antelme venait d’intenter contre ses patrons, pour rupture de contrat, une demande en paiement de dédit. M. Froment in soutint le procès devant le tribunal de com merce de la Seine. L’affaire fut renvoyée devant un arbitre. Celui ci rédigea un rapport favorable à M. Antelme.
A la mort de Mme Ogerau mère, son fils, qui n'avait gardé la photographie que pour lui faire plaisir, se retira et Fromentin resta seul directeur. La maison avait des frais très lourds. Fromentin voulut les diminuer en rompant le traité signé avec Antelme.


La Gazette de France, Paris, 15 octobre 1895, p. 3.

A cette époque, il semble qu'Albert Kirchner "Léar" travaille également à la photographie Ogerau:

En 1896, le photographe le plus considéré de Paris, le photographe des rois, comme on disait alors, Eugène Pirou, dont l'hôtel particulier du boulevard Saint- Germain n'est qu'une vaste antichambre, comme aussi ses salons de pose de la rue Royale, est gagné au cinéma par son nouveau chef-opérateur, M. Léar, précédemment attaché à la maison Ogereau [sic], installée sur ces grands boulevards où tout déjà est imprégné de la nouvelle merveille.


Guillaume-Michel Coissac, Histoire du cinématographe des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cinéopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 384.

Au cours des mois qui suivent les relations entre Félix Antelme et Pierre, Albert Fromentin s'enveniment jusqu'au drame qui se déroule le 13 juillet 1895:

Le 13 juillet 1895, M. Antelme et M. Fromentin, accompagnés de leurs conseils, se rendirent dans le cabinet de M. le juge Thomas. M. Fromentin, dans le but de démontrer l’inexactitude des conclusions de l’expert, produisit des pièces complémentaires. M. Antelme protesta violemment contre cette production nouvelle. Des propos injurieux furent aussitôt échangés entre les deux plaideurs, propos d’une telle vivacité, que le juge se vit contraint, à un certain moment, de menacer d’expulsion M. Antelme et M. Fromentin s’ils continuaient leurs invectives réciproques.
En sortant du cabinet de M. Thomas, M. Antelme dit à M. Fromentin :
— Soyez tranquille,  je vous retrouverai!
A quelques minutes de là — il était trois heures quarante — les deux plaideurs se rencontrèrent dans un couloir du tribunal de commerce.
— Soutiendrez-vous encore ici que je suis un menteur? s’écria alors M. Antelme en se campant devant M. Fromentin.
— Oui, Je le soutiens ! répliqua ce dernier.
Le courtier en photographie souffleta aussitôt M. Fromentin. Celui-ci sortit un revolver de sa poche et tira deux coups de feu sur son adversaire. M. Antelme s’enfuit, poursuivi par M. Fromentin qui déchargea trois nouvelles balles. Le courtier en photographie tomba roide mort. Les cinq balles l’avaient atteint.
L’accusé, homme jeune et de caractère très violent, déclare regretter l’acte coupable qu’il a commis et soutient énergiquement qu’il n’a aucunement prémédité son crime. C’est, dit-il, parce que son contradicteur l’a frappé qu’il a fait usage du revolver, revolver qu’il avait sur lui, mais qu’il n’avait point chargé dans l’intention de frapper Antelme.


La Gazette de France, Paris, 15 octobre 1895, p. 3.

Pierre, Alfred Fromentin connu comme "l'anarchiste millionnaire", est finalement acquitté et condamné à verser 20.000 francs à la veuve de Félix Antelme et aux parents du défunt, 10.000 francs.

L'existence de Paul Antelme nous est bien moins connue, mais il semble avoir suivi les traces de son frère Félix. On le retrouve, en tout cas, courtier en photographie chez Ogerau, au moment du drame:

Le frère de Félix, Paul Antelme, comme lui représentant de photographie, travaille, en effet, actuellement dans la maison Ogerau.
Il s'est même passé un incident épouvantable et comme on n'oserait en inventer pour le roman le plus noir.
Quand on a trouvé sur le meurtrier la carte de la maison Ogerau, on a téléphoné du Palais à cette maison pour demander ce qu'était un nommé Fromentin.
Or, justement Paul Antelme était là et ce fut lui qui alla à l'appareil répondre que M. Fromentin était le directeur de la photographie.
Et pourquoi demande-t-on cela? interrogea-t-il.
Parce qu'il vient d'assassiner un nommé Anfelme.
On juge du coup terrible reçu par le malheureux.


Le Figaro, Paris, dimanche 14 juillet 1895, p. 1-2.

Quelques mois plus tard, Paul Antelme travaille pour Eugène Pirou:

M. Paul Antelme, représentant de la maison Pirou et frère de la victime.


Le Soleil, Paris, 15 octobre 1895, p. 2.

Il y est encore au début de l'année 1897, lorqu'il dépose, avec Albert Kirchner, le 8 janvier, un brevet pour un "appareil chronophotographique perfectionné". Selon Coissac, un autre collaborateur, A. Héry, aurait participé à la construction de ce cinématographe:

Pareil à Thémistocle, Léar sent sa quiétude troublée par les lauriers de Pirou. Une noble émulation s'empare de lui ; il appelle un ouvrier de Joly, M. Héry et, ensemble ils combinent un appareil de prise de vues et de projections pour lequel un brevet est pris le 8 janvier 1897.


Guillaume-Michel Coissac, Histoire du cinématographe des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cinéopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 385.

C'est ainsi que naît le "Biographe français":

Enfin l'appareil chronophotographique, dénommé plus tard le Biographe français, breveté le 8 janvier 1897, sous le n° 262.913, par Kirchner, dit Lear, et Antelme. Cet appareil servait à la fois pour la prise de vues et la projection. Un grand modèle servit longtemps à la projection au musée Oller, installé dans les sous-sols de l'Olympia. Un modèle plus réduit, construit par M. Héry, dont les ateliers étaient alors rue Daubenton, fut exploité pendant plusieurs années par le service des projections de la Bonne Presse, que nous avions créé quelques années auparavant ; il avait ceci de particulier qu'il s'éclairait avec une forte lampe à pétrole à 20 mèches ; puis on y adapta l'éclairage au gaz acétylène alimenté par un générateur de Trouvé, un ancêtre dans son genre.


Guillaume-Michel Coissac, Histoire du cinématographe des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cinéopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 281-282.

Afin de pouvoir organiser la vente et l'exploitation du Biographe français, Albert Kirchner s'associe avec son ancien complice et Louis Pacon (Paris, 28/11/1823-Saint-Maurice, 07/05/1909) un imprimeur-lithographe :

Peu après Léar s'associe avec Antelme, représentant de Pirou, et M. Pacon, honnête imprimeur lithographe, qui dispose de quelques capitaux. A l'exemple de Lumière et de Pirou, on produira des films, et, pour les exploiter, on utilisera les sous-sols de l'Olympia où, déjà, siège le musée Oller


Guillaume-Michel Coissac, Histoire du cinématographe des origines à nos jours, Paris, Éditions du Cinéopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, p. 385.

Il est possible alors que Paul Antelme ait joué un rôle dans les projections organisées par le Cinématographe Frontin (octobre 1897) et le Musée Oller (1898). Nous ignorons si cette collaboration se prolonge au-delà. Paul Antelme décède en juin 1900.

3

UN DRAME AU TRIBUNAL DE COMMERCE
Le Tribunal de commerce a été, hier, le théâtre d'un dramatique événement.
Il était exactement trois heures cinq minutes, deux hommes quittaient le cabinet de M. Thomas, juge en délibéré. A peine étaient-ils dans le couloir qu'on entendit des éclats de voix, puis presque immédiatement quatre détonations retentirent.
On accourut. Un des deux plaideurs gisait sur le parquet. L'autre, un revolver à la main, le regardait d'un air égaré.
Deux gardes du palais s'emparèrent du meurtrier et le conduisirent immédiatement au bureau de M. Dhers, commissaire de police. Pendant ce temps, on relevait le blessé et l'on cherchait, bien inutilement, hélas ! à lui donner des soins. Il avait déjà rendu le dernier soupir.
D'après l'examen sommaire de M. le docteur Floquet, médecin du Palais, accouru. tout de suite, deux balles, sur les quatre tirées, l'avaient atteint, l'une au flanc, l'autre à la poitrine. Celle-là, traversant le corps de part en part, avait perforé le poumon et provoqué une hémorragie interne qui avait étouffé presque immédiatement le blessé.
Les coups de feu avaient, du reste, été tirés tellement de près que les papiers qui se trouvaient dans la poche du mort étaient roussis par la conflagration de la poudre.
D'après ces papiers, et aussi d après les renseignements fournis par le juge, sorti en toute hâte de son cabinet, on sut que le mort se nommait Félix Antelme, représentant en photographie, demeurant 34, rue Truffaut. Celui qui l'avait tué se nomme Fromentin et est directeur de la maison Ogerau, boulevard Montmartre. Il avait sur lui, outre un dossier, plusieurs cartes ainsi conçues
CH. OGERAU
Photographe de la Présidence
Du Corps diplomatique international
Des illustrations militaires
Des célébrités politiques et littéraires
Et des grands Cercles
18, boulevard Montmartre.
Nous reproduisons le libellé de cette carte parce qu'il nous servira, tout à l'heure, dans l'explication du drame.
Ajoutons que le domicile particulier de Fromentin est 10, rue de la Pompe.
A quatre heures et quart, après une constatation sommaire des faits par MM. Chenest, procureur de la République, et Bertulus, juge d'instruction, le cadavre du malheureux Antelme a été déposé sur une civière et transporté à la Morgue.
Quant à Fromentin, il était dans le cabinet de M. Dhers. Il a été impossible de l'interroger A peine arrivé, il s'est précipité sur un grattoir et a voulu s'en frapper. Puis il a été pris de crises nerveuses telles qu'on ne pouvait même lui enlever les papiers – le dossier de son affaire – qu'il serrait convulsivement dans sa main.
C'est un homme de moyenne taille, plutôt petit, mais assez fort comme corpulence, portant une petite moustache et une barbiche. Il est, paraît-il, d'un tempérament d'ordinaire assez calme, plutôt timide même, et semblait désespéré de l'acte qu'il avait commis. Et pourtant, à ce moment, il ne savait pas qu'Antelme fût mort Il ne le croyait que blessé. Dans les quelques lambeaux de phrases qu'on a pu lui arracher, il a dit que, frappé au visage par son adversaire, il avait fait feu inconsciemment...
Le revolver dont il s'est servi est de fabrication américaine, à long canon et à percussion centrale, du calibre 9.
Quand il a été un peu remis, Fromentin a demandé à boire. Par prudence, M. Dheis a envoyé au poste chercher un gobelet en métal, dans lequel le meurtrier a pu largement étancher sa soif.
A cinq heures Fromentin a été conduit à la Morgue pour être confronté avec sa victime. Quand, sur l'ordre de M. le juge d'instruction Bertulus, il a été mis en présence du cadavre, il s'est jeté à genoux, a poussé des cris et a été pris d'une nouvelle crise de nerfs. Puis il a balbutié, au milieu de ses sanglots, la même phrase:
- Il m'a frappé au visage, j'ai perdu la tête... je ne sais pas ce que j'ai fait !
Parlons maintenant de la victime et des causes du meurtre que la justice n'a pu encore bien établir, mais que des renseignements particuliers nous permettent de faire exactement connaître:
Félix Antelme était bien connu de tout le monde boulevardier. C'était un grand et fort garçon, d'une quarantaine d'années, très brun, portant la barbe en pointe, coupée court sur les joues. Né dans les environs de Draguignan, il était le type parfait du Méridional, parlant haut et beaucoup, gesticulant, se démenant, mais, au demeurant, très brave et très loyal. Engagé volontaire en 1870, à seize ans, il avait fait toute la campagne, puis, il avait servi dans l'infanterie de marine et avait conservé le culte de l'armée. Il s'était signalé, à son arrivée à Paris, vers 1879, par un trait de don quichottisme qui peint son caractère. Les amnistiés de la Commune s'étaient réunis à l'Elysée-Montmartre pour juger Charles Lullier, qu'ils accusaient de trahison. Antelme, seul contre tous, s'était fait l'avocat de l'ancien général en chef de la Commune. Il faillit ce jour-là se faire écharper.
Antelme s'était mis représentant en photographie. Ses fonctions consistaient à inviter les grands personnages, les artistes en vue, les littérateurs connus, les financiers, etc., à se faire photographier pour l'établissement d'albums spéciaux.
Généralement, sur le vu des épreuves, les personnes ainsi photographiées gracieusement, en demandaient un certain nombre d'exemplaires. C'était sur cette fourniture qu'il touchait sa remise, et son habileté dans ce métier était assez grande, puisqu'il gagnait de quoi vivre largement avec sa femme, et pouvait même envoyer, de temps en temps, des subsides à son père et à sa mère qui habitent le Midi.
Pendant de longues années, Antelme avait été attaché à la maison Van Bosch. Lors de la vente de cette maison, il s'associa avec deux amis, MM. Berger et Courdurier, pour acheter la photographie Mickiewicz, avenue de l'Opéra. Le succès ne vint pas et la société fut mise en faillite. Antelme reprit son métier de représentant, et, après avoir travaillé trois ans pour les maisons Boyer, successeur de Van Bosch, Pirou et Capelle, il avait réussi à payer intégralement les dettes de l'association, de sorte qu'il était, en ce moment, en instance de réhabilitation.
Il avait travaillé également pour la maison Ogerau. Cette maison, fondée par Mme Ogerau mère, était sous la direction de son fils, M. Ogerau, et de son gendre, M. Fromentin. Pour lui donner une plus grande extension, les directeurs avaient passé avec Félix Antelme un traité, lui garantissant l'exclusivité de certaines grandes associations et de certaines catégories de personnages de marque. La carte que nous avons donnée plus haut énumère ces catégories.
A la mort de Mme Ogerau mère, son fils, qui n'avait gardé la photographie que pour lui faire plaisir, se retira et Fromentin resta seul directeur. La maison avait des frais très lourds. Fromentin voulut les diminuer en rompant le traité signé avec Antelme.
Celui-ci n'accepta pas. Il fit observer que, pour les catégories qui lui appartenaient, et notamment pour les associations, les cercles, les sociétés où il avait fait des démarches, les membres venaient se faire photographier les uns après les autres, et que par conséquent on s'appropriait le fruit de son travail. Fromentin continuant à vouloir le renvoyer comme un employé ordinaire, il se retira en réservant ses droits et accepta les offres de la maison Pirou où il avait déjà été et où il était très considéré. Ajoutons, que le traité qu'il avait passé avec M. Fromentin stipulait un dédit que ce dernier se refusait à payer.
C'est au sujet de l'indemnité réclamée par lui et basée sur le chiffre d'affaires faites déjà et sur les commandes futures, conséquence de ses démarches antérieures, que s'engagea le procès. Antelme réclamait 6,000 francs, que son adversaire refusait absolument de lui payer.
Le procès était engagé depuis un certain temps déjà, et les deux parties avaient comparu devant un arbitre qui avait donné raison à Antelme sur tous les points. Il ne restait donc plus au juge qu'à se prononcer sur le différend.
C'est à la suite de la comparution devant ce juge que s'est passé le drame.
Fromentin a dû être exaspéré de voir que sa condamnation était imminente, d'autant plus qu'Antelme ne s'était pas gêné pour dire qu'en présence d'une semblable mauvaise foi, il poursuivrait à outrance, et au besoin demanderait la mise en faillite. C'est, sans doute, à cette exaspération qu'est dû le meurtre commis par Fromentin. Il dit avoir été frappé par son adversaire. Jusqu'à preuve contraire, cela nous paraît improbable, car Antelme, bien que bruyant et souvent agressif, avait pour principe « de ne jamais frapper un plus petit que lui ». Il disait, du reste, vendredi matin, â un de nos collaborateurs, en parlant de Fromentin:
- Je suis tenu vis-à-vis de Fromentin à de certains ménagements, mon frère se trouvant encore dans sa maison.
Le frère de Félix, Paul Antelme, comme lui représentant de photographie, travaille, en effet, actuellement dans la maison Ogerau.
Il s'est même passé un incident épouvantable et comme on n'oserait en inventer pour le roman le plus noir.
Quand on a trouvé sur le meurtrier la carte de la maison Ogerau,. on a téléphoné du Palais à cette maison pour demander ce qu'était un nommé Fromentin.
Or, justement Paul Antelme était là et ce fut lui qui alla à l'appareil répondre que M. Fromentin était le directeur de la photographie.
Et pourquoi demande-t-on cela? interrogea-t-il.
Parce qu'il vient d'assassiner un nommé Anfelme.
On juge du coup terrible reçu par le malheureux. Il courut au Tribunal de commerce: le cadavre était parti pour la Morgue. Il alla à la Morgue: on refusa de le laisser entrer.
Nous avons dit qu'Antelme était très connu. D'abord parce qu'il se remuait beaucoup pour son travail et qu'il suivait tous les voyages présidentiels et assistait à toutes les grandes cérémonies, ensuite à  cause de son exubérance méridionale. On se souvient de son aventure, en 1893, avec M. Clemenceau dont son frère, Charles, ancien officier, a été le concurrent dans le Var. Il avait eu de nombreux duels, dont un fut surtout mémorable par une particularité. Un officier belge l'avait insulté et il lui avait demandé raison. Quoique insulteur, le Belge prétendait ne vouloir se battre qu'au sabre. Antelme accepta, déclarant, pour rassurer ses témoins, qu'il était de première force à cette arme. Une fois blessé, il avoua qu'il n'avait jamais touché un bancal de sa vie et qu'il ne s'était vanté que pour arriver à obtenir la satisfaction qu'il désirait.
En autopsiant le malheureux garçon, les médecins légistes se demanderont peut-être ce qu'est la longue cicatrice qu'ils verront sous le sein gauche, à la place même où a pénétré hier la balle mortelle c'est la trace du terrible coup de sabre reçu par Antelme dans la rencontre que nous venons de raconter.
On a prévenu Mme Antelme, qui se trouve en ce moment à Lapie, près de Saint-Maur, dans une petite villa que son mari avait louée pour s'y reposer un peu pendant l'été. On a dû également avertir sa famille.
Des démarches vont être faites pour que l'autopsie ait lieu le plus tôt possible, afin que le corps soit ramené à son domicile.
Georges Grison.


Le Figaro, Paris, dimanche 14 juillet 1895, p. 1-2.

 

M. Félix Antelme était une manière de personnalité parisienne. On le voyait régulièrement, de cinq à sept, à la terrasse des brasseries du boulevard.
Antelme, âge de trente-neuf ans, originaire du Var, était marié et demeurait rue Truffault. C'était un gros garçon, très loquace, doué d'une prodigieuse activité. Courtier en photographie, il excellait à attirer le client. C'est à lui que les principaux photographes de Paris s'adressaient quand ils voulaient attirer chez eux l' "homme du jour". Il y réussissait neuf fois sur dix.
Anthelme suivait partout, dans tous ses déplacements, le président de la république. Lors du départ du 200e régiment pour Madagascar, on vit Anthelme se poser tout à coup entre le Président et le colonel Gillon, et photographier le premier à son grand ahurissement. Il était toujours en activité et il n'était pas rare qu'on le. rencontrât dans la même journée aux quatre coins de Paris.
Félix et son père [sic] Paul Antelme et deux de leurs amis avaient déjeuné hier au Grand U. Un de nos collaborateurs avait rencontré Félix Antelme qui lui annonça l'envoi d'une photographie pour notre salle des dépêches. Il ne paraissait pas plus soucieux qu'à l'ordinaire.
M. Félix Antelme était le frère du capitaine Antelme, l'un des candidats à la députation contre M. Clémenceau, dans le Var.
Lui-même avait fait activement campagne contre le directeur de la Justice en faveur de M. Jourdan.
C'est lui qui, un soir, à Paris, en pleine période électorale, courut sur le boulevard Montmartre derrière une voiture où se trouvaient M. Clemenceau et son frère, et l'apostropha avec violence.


Le Gaulois, Paris, dimanche 14 juillet 1895, p. 3.

 

À l'âge de quinze ans et demi, Félix Antelme s'engageait pour faire la campagne contre l'Allemagne.
Prisonnier à Metz, il fut traîné, avec tant d'autres, dans les geôles prussiennes, où il subit une dure captivité.
Ces malheurs ne firent qu'augmenter son patriotisme.
Il se réengagea pour faire la campagne du Tonkin.


L'Intransigeant, Paris, 15 juillet 1895, p. 2.

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