NO

¡ No ! , Pablo Larraín : éléments de contextualisation historique et politique

Anne-Claudine MOREL

Université Nice Sophia Antipolis

Cet article entend approfondir le contexte historique et politique de la dictature du général Augusto Pinochet au Chili, depuis sa mise en place jusqu'à son terme effectif en 1990. Nous nous attarderons bien évidemment sur l'année 1988 qui sert de toile de fond historique au film de Pablo Larraín, ¡No! Un panorama plus vaste de la situation historique permettra de mieux comprendre l'opposition du peuple chilien à la droite, lors du référendum d'octobre 1988. Ce panorama nous amènera à revenir sur une succession d'événements essentiellement politiques, mais aussi économiques et sociaux, qui aideront à appréhender la transformation d'un modèle politique autoritaire et ultra violent à celui d'une transition vers la démocratie. Un spectateur peu averti pourrait en effet être tenté de croire que la victoire du Non au référendum est essentiellement due aux idées audacieuses d'un séduisant publicitaire, caractérisé par sa jeunesse et sa témérité, porte-parole malgré lui d'un peuple opprimé. Or l'entêtant jingle qui ponctue le film et s'impose à la fois comme un message d'espoir et une opposition apparemment pacifique à l'autorité politico-militaire n'est pas l'élément décisif, loin s'en faut, d'une victoire du Non au référendum. À travers une perspective historique qui s'ancre dans le contexte international de la Guerre Froide, nous analyserons les mécanismes de mutation d'un système politique chilien dont l'acteur essentiel sont les Forces Armées, et son incarnation la plus manifeste, le général Augusto Pinochet. Comment et pourquoi la tenue du scrutin de 1988 a-t-elle eu raison d'une violence politique accrue depuis le coup d'état de 1973 ?

Première approche globale de l'instauration de la dictature : de « l'État de compromis » au régime sans compromis 

Crises économiques et bouleversements sociaux

L'Amérique latine toute entière se trouve, dans les années 1960, dans une situation économique de « crise intégrale » (Vayssière, 1991, 202-203) essentiellement due à l'abandon du programme dénommé Alianza para el Progreso mis en place entre 1961 et 1970 par l'administration Kennedy. Si l'objectif officiel de ce programme était d'améliorer la vie de tous les habitants du continent en injectant plusieurs milliards de dollars dans les pays du Sud, l'objectif officieux était bien d'amoindrir l'influence de la Révolution cubaine (1959) et de contrer la propagation des guérillas marxistes tout en s'attaquant aux racines économiques du sous-développement. La crise généralisée, dans la partie sud du continent américain et à partir de 1973, est aussi le résultat de l'internationalisation des échanges dès le début des années 1960. Une crise du système monétaire internationale et un endettement vertigineux de la plupart des États latino-américains auprès des banques privées aggravent la situation sans produire le décollage économique sur lequel avaient misé les États du Sud. La remontée des cours des matières premières fut ensuite annulée par le choc pétrolier de 1973 (sauf au Mexique et au Venezuela) et par une inflation galopante. Les deux modèles économiques traditionnels, à savoir l'exportation de matières premières (économie d'exportation basée sur une mono-production) et l'industrialisation par substitution des importations (ISI), semblent désormais caduques. Or, c'est sur ce dernier modèle que le président Salvador Allende, élu au Chili en 1970, avait parié pour redresser la situation économique du pays. Mais l'inflation chronique a fini par menacer les bases même du modèle. La débâcle économique, au Chili et dans la plupart des pays du Cône Sud, se double d'un bouleversement de la société dû à l'explosion de la population en Amérique latine. La crise sociale se traduit par des grèves et des manifestations de rue dans les capitales et les grandes villes du Cône Sud. L'urbanisation galopante et l'explosion des capitales qui se transforment en cités-favelas est un des résultats les plus visibles de l'échec des réformes agraires et des « révolutions vertes » des années 1970. Elles témoignent également d'une détresse paysanne qui se manifeste par un fort exode rural et un taux de chômage en constante augmentation dans les grandes villes. Rappelons que la traditionnelle réponse aux pressions sociales et aux demandes populaires avait été, jusqu'alors, le populisme démagogique des années 1930-55 : Juan Domingo Perón en Argentine (1946-76), José María Velasco en Équateur, Getulio Vargas au Brésil (1930-45) ou encore Victor Paz Estenssoro en Bolivie (1951-64) ont appuyé leur pouvoir politique sur les masses populaires et ont pratiqué une politique de redistribution, donnant à l'État un rôle central comme acteur du changement social. Ces régimes défendaient le principe d'une autosuffisance économique et valorisaient la petite propriété individuelle, prônant un nationalisme forcené censé renforcer la cohésion sociale. Mais ces États-providence se montrent incapables de participer au nouvel ordre économique de la fin des années 1960 et ils manifestent leur incapacité à assurer des programmes sociaux. Cette même impuissance à satisfaire les demandes populaires débouche fatalement sur une crise de légitimité des États : « Dans ce nouveau contexte, aucun groupe social n'apparaissait susceptible de prendre la relève et un vide sociopolitique s'instaurait au plus haut sommet : ce vide, les états-majors eurent la tentation de le combler » (Vayssière, 1991, 203).

L'idéologie de la sécurité nationale

Elle se dessine et prend corps au gré d'une succession de traités signés entre les États du sud du continent et les États-Unis : la Conférence panaméricaine de Chapultepec (Mexique, février 1945), la création du Traité Interaméricain d'Assistance Réciproque (TIAR) en 1947 à la Conférence de Rio et la création de l'Organisation des États Américain (OEA, Bogota, 1948) sont les principaux jalons d'une politique commune de défense continentale contre le bolchévisme. Dès le moi de juin 1954, la CIA intervient pour assurer au Guatemala le renversement du régime de Jacobo Arbenz, un réformiste modéré, avec l'accord tacite de l'armée guatémaltèque. Parallèlement à ces actions militaires qui vont se multiplier à partir des années 1950 pour contrer toute tentative de réformisme d'inspiration communiste, selon le point de vue des Etats-Uniens, des officiers brésiliens mettent au point une idéologie qui sera formalisée et vulgarisée dans un ouvrage du général Golbery Do Couta e Silva : Géopolitique du Brésil (1966). On sait que cet ouvrage inspira directement le traité intitulé Géopolitique rédigé par le général Pinochet en 1968. Il y développe une politique sécuritaire qui repose, entres autres, sur l'élimination des « subversifs », la primauté des droits de l'État sur ceux de l'individu, mais aussi sur une planification de développement intégrale dont le libéralisme économique sera le modèle absolu. 

Mise en place et fonctionnement du régime de Pinochet 

Après ce tour d'horizon global des raisons économiques et politiques qui justifient les interventions militaires, soutenues pour la plupart par les États-Unis, dans la partie sud du continent, intéressons-nous plus particulièrement au Chili et à la naissance d'un régime politique autoritaire et ultra violent.

La « voie chilienne au socialisme »

Préconisée par l'Unité Populaire du président Salvador Allende entre 1970 et 1973, il est imposée dans la plus parfaite légalité constitutionnelle. Ce modèle original de progrès social dans la liberté et le légalisme reposait essentiellement sur un programme de nationalisations (cuivre, banque, filiales d'entreprises nord-américaines) et sur la mise en place d'une réforme agraire. Mais l'opposition au régime, soutenue par la CIA et le Pentagone qui participent indirectement au coup d'État de 1973, révèle la gravité d'une crise politique chilienne sans précédent depuis l'avènement d'Allende : la droite du Parti National (le Partido Nacional (PN) est fondé en 1966 ; il est le résultat de la fusion des partis Liberal, Conservador Unido et Acción Nacional) manifeste une opposition totale au président élu et multiplie des actions violentes avec l'aide d'organisations factieuses. Le parti de la Démocratie-Chrétienne s'était maintenu au pouvoir pendant la présidence d'Eduardo Frei (1964-1970), mais après l'élection d'Allende, elle choisit de marquer son opposition active au rassemblement des partis de gauche qui prend le nom d'Unité Populaire. Or cette coalition va elle-même se diviser puisque les communistes et certains socialistes entament des pourparlers avec les démocrates chrétiens, alors que le Parti Socialiste et certains groupes d'extrême gauche, dont le MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria) et le MAPU (Movimiento de Acción Popular Unitaria) militent pour une rupture radicale avec les partis d'opposition et envisagent la lutte armée. Le président Allende doit alors affronter parallèlement et paradoxalement une opposition de droite et une de gauche. Le chaos politique se double d'un effondrement de l'économie dû à une hyper-inflation et à une pénurie qui mobilisent les syndicats et fait gronder les groupes populaires dans des manifestations. L'intervention de l'armée chilienne le 11 septembre 1973 met brutalement fin à une situation sociale, politique et économique de plus en plus anarchique au cours des mois de juillet et août de cette même année : la coalition de gauche se déchire, une grève des transporteurs routiers, financée par la CIA, bloque l'approvisionnement de la capitale et déclenche une pénurie telle que les femmes de la « bonne société » et celles des quartiers pauvres se retrouvent côte à côte dans des manifestations de rues. Les forces armées interviennent dans de nombreuses usines et sièges des partis de gauche, perquisitionnent et arrêtent dirigeants, syndicalistes, et activistes trop zélés et déjà assimilés au groupe honni des « subversifs ». Les médias (presse, radio, télévision) s'emploient quant à eux à attiser les tensions et les peurs collectives, brandissant une fois encore le spectre terrifiant d'un bolchévisme létal et d'une anarchie qui paralyserait le pays tout entier. Lorsque le ministre de la Défense nationale, Manuel Prats, démissionne sous la pression de l'armée, il est remplacé par Augusto Pinochet qui devient alors commandant en chef des forces armées.

Au soir même du 11 septembre et après l'annonce de la mort du président Allende, une junte représentant les quatre corps d'armée prend le pouvoir. Elle sera dirigée par Augusto Pinochet. La rapidité des actions militaires du 11 septembre explique en partie la passivité de la population, surprise par la rapidité du putsch et consternée par la radicalité de l'intervention qui se solde par la mort du président Allende.

La dictature

Il faut souligner les trois dimensions complémentaires du régime militaire mis en place par Augusto Pinochet au lendemain du coup d'État : il est d'abord caractérisé par la répression et l'utilisation de la peur comme moyen de conquête et de consolidation du pouvoir. La dictature entend réorganiser la société par la terreur d'abord, instillant méfiance et suspicion parmi la population, puis par la destruction de la plupart des liens sociaux traditionnels. Le second élément caractéristique du régime militaire de Pinochet est une dimension personnelle évidente, marquée par la concentration croissante de tous les pouvoirs dans les mains d'un seul homme. Enfin, le nouveau modèle politique s'avèrerévolutionnaire car le Général s'emploie à modeler un régime jusque-là inconnu dans un Chili jusqu'alors ancré dans une tradition politique plus proche de la démocratie que de l'autoritarisme : l'application du projet de développement néo-libéral, théorisé par l'économiste Milton Friedman aux États-Unis, est inédite sur le continent, de même que la mainmise de l'armée sur tous les secteurs de la vie publique. Les années comprises entre 1975 et 1981 constituent une période d'affirmation du pouvoir personnel de Pinochet et de celui des Chicago Boys qui s'emploient à mettre en œuvre ce modèle de développement inédit. À partir de 1981, le régime entreprend une phase d'institutionnalisation destinée à le renforcer et le pérenniser. Une nouvelle constitution est élaborée à partir de 1977 et proclamée en 1980.

Précisément, dans le domaine constitutionnel Pinochet imagine un nouveau modèle politique dont les valeurs apparaissent dans un document « fondateur » : cette Déclaration de principes (Pinochet, 1974) décline l'Objectif national du gouvernement du Chili : son projet, national et chrétien, vise à construire une « démocratie autoritaire », entre le « totalitarisme socialiste » et le « matérialisme occidental ». Représenté par un « gouvernement autoritaire, apolitique et juste », l'État devait chercher le « bien commun » en s'appuyant sur les corps intermédiaires et les syndicats, « participatifs et dépolitisés ». Les slogans de cette nouvelle démocratie étaient : « Travail, austérité, famille, femme, jeunesse. » Par le référendum du 11 septembre 1980, Pinochet réussit à faire voter la nouvelle Constitution qui s'inspirait de ces principes : un président élu à deux tours au suffrage universel et investi de pouvoirs importants ; un sénat représentatif des intérêts régionaux ; une limitation réelle de l'action des partis politiques au nom du principe de la nécessaire « dépolitisation » : « La dépolitisation de la société et la fragmentation des différents secteurs sociaux vis-à-vis du pouvoir politique deviennent des composantes essentielles de cette « nouvelle démocratie ». » (Patino, 2000, 27). Les droits individuels des citoyens sont réduits en raison de l'état de siège. Cette constitution garantissait de plus à l'armée un statut privilégié, économiquement et politiquement : l'institution devient un véritable État dans l'État dont la puissance est incontestable et l'incarnation suprême en est le général Pinochet.

Dans le domaine politique, la junte poursuit systématiquement sa répression aveugle, confiée aux « spécialistes » de la DINA (direction de l'intelligence nationale) qui devient la CNI (Centrale Nationale d’Informations) à partir de 1977. Le nombre des victimes fluctue entre 3000 et 8000, et les ouvriers des cordons industriels et des poblaciones, ainsi que les Indiens mapuches sont les cibles privilégiées d'une répression aveugle. Plusieurs dizaines de milliers de Chiliens ont été emprisonnés et/ou torturés au cours de la phase d'installation et de consolidation du régime entre 1973 et 1979. Le Plan Condor est ainsi mis en place en novembre 1975: « La nueva campaña, conocida como “Operación Cóndor” y liderada en parte por la DINA, apuntaba a un ataque coordinado contra los marxistas y otras figuras claves de la oposición al gobierno militar » (Policzer, 2014, 130). Dans le film de Pablo Larraín, un triste décompte du nombre des victimes des exactions du régime est égrené dans les premières campagnes du Non, sur fond d'images d'archive du coup d'état : 200 000 exilés, 34 690 cas de torture, 2110 exécutions, 1248 disparus. Ce décompte sinistre est d'ailleurs jugé contreproductif par le personnage principal qui préférera miser par la suite sur un message d'espoir et d'avenir coloré.Signalons également l'exploitation, dans la fiction, des extraits d'une interview du Juge René García Villegas réalisée en novembre 1987 et utilisée dans un spot par les partisans du Non ;il y dénonce publiquement la pratique de la torture dans les casernes de la Central Nacional de Información (CNI) et par les services de renseignement du régime. La réaction du gouvernement, suite à la diffusion de ce spot, est immédiate : l'espace de parole de 15 minutes des partisans du Non est réduit à 2 minutes, et il est soumis à une censure sévère que les personnages vont s'employer à contourner. Toutefois, il faut souligner qu'une brèche, participant d'une double stratégie de communication du régime, est à présent ouverte. Elle s'inscrit dans la continuité de mesures symboliques prises durant la campagne pour persuader les électeurs du bien-fondé du Oui : Sergio Fernández, ex-ministre de l'intérieur et partisan d'une dépersonnalisation du régime et d'une évolution progressive vers une démilitarisation, est en charge du discours à tenir dans le camp du Général. C'est lui qui insiste pour qu'Augusto Pinochet, dans les spots de campagne, apparaisse sans son uniforme et se fonde, avec une veste en laine et un veston noir, dans la masse des hommes ordinaires de la classe moyenne.

D'autres mesures tout autant symboliques sont prises pour contrer l'image d'un régime ultra répressif : le 30 août 1988, la fin de l'exil pour la quasi totalité des personnes encore frappées d'ostracisme est annoncée, ainsi que « la fin de l'état d'urgence, l'avènement d'une « nouvelle civilité » et des mesures symboliques de réconciliation et de retrouvailles » (Patino, 2000, 84). Cette stratégie de communication répond déjà à un plan de transition anticipée du régime vers un gouvernement plus acceptable par l'opinion nationale et internationale. Car si le terrorisme d'État reflue sensiblement après la proclamation de la Constitution de 1980, il ne disparaît pas totalement et les libertés démocratiques sont toujours placées sous haute surveillance. Ce n'est qu'à partir de 1983 et sous la pression de vastes mouvements plus ou moins pacifiques (les protestas), que des espaces de liberté apparaissent dans la presse écrite, mais pas encore sur les écrans de télévision qui touchent un public plus large. Dans le domaine politique, et c'est un changement de taille, le fonctionnement des partis politiques « non marxistes » se normalise grâce à la loi 18603 sur les partis politiques, votée en mars 1987. Cela permet à l'opposition de s'organiser et de reconstruire une force partisane bien décidée à s'imposer démocratiquement et constitutionnellement, par la voie des urnes.

Organisation de l'opposition

La coalition dénommée Concertación de Partidos por la Democracia (Concertación) prend ainsi forme autour du vice-président du Parti de la Démocratie Chrétienne (PDC), Patricio Aylwin, dès le mois de juin 1984. Plusieurs personnalités issues de l'opposition de gauche, mais aussi de groupes politiques du centre gauche et du centre, sont décidées à faire évoluer le régime à défaut de parvenir à le renverser. Quinze partis ou mouvements (puis 17 au fil des mois) rejoignent ce vaste parti d'opposition. Leur angle d'action s'insère en fait dans le texte même de la nouvelle Constitution de 1980 qui énonce la tenue de scrutins en 1988 et 1989 ainsi que l'organisation d'un plébiscite destiné à avaliser le régime en maintenant le président Pinochet au pouvoir huit années supplémentaires. En cas d'échec, le régime militaire s'engageait à organiser des élections présidentielles libres. C'était là l'occasion, pour l'opposition, de conquérir le pouvoir par des voies constitutionnelles indiscutables. L'alliance électorale prend forme dès octobre 1987, lorsque Genaro Arriagada, coordinateur des différents Comités pour les Élections Libres, crée discrètement le Comité Technique, dont le but n'est plus de demander des élections présidentielles anticipées, mais de préparer le plébiscite. Il s'agit de « ratisser » large dans les rangs des indécis, même dans ceux de la majorité dont certains membres, partisans d'une stabilité économique et d'une démilitarisation progressive, sont séduits par la doctrine de Patricio Aylwin qui considère que la Constitution de 1980 constitue une base de départ d'une évolution du régime. Dans le film de Pablo Larraín, l'objectif principal de l'équipe de campagne du Non est d'abord énoncé ainsi : il s'agit « d'ouvrir les yeux des abstentionnistes », ceux par exemple des citoyens (environ 40%) qui vivaient à l'époque sous le seuil de la pauvreté, ou ceux de la majorité silencieuse qui est loin de se rallier aux partis d'opposition qui s'organisent alors : « La verdad es que el gran apoyo al gobierno del presidente Pinochet estaba entre la masa ciudadana, generalmente independiente y totalmente desvinculada del mundillo político. » (Canessa Robert, Balart Páez, 1998, 330). Il est vrai qu'au départ, les partisans du Oui, ainsi que l'énonce le chef du projet de campagne pro-Pinochet, misent sur le désintérêt du citoyen moyen pour la chose politique, sur un fort taux d'abstentionnisme justifié et savamment entretenu par le sentiment d'insécurité et le climat de terreur instillé par le régime, ainsi que sur l'évidence d'une victoire de Pinochet, postulat de départ d'une campagne dont l'issue favorable est inscrite en creux, selon eux, dans la Constitution de 1980.

Le plébiscite national de 1988 

Enjeux et révélations

Le plébiscite devait être l'expression de l'adhésion au régime et la confirmation de sa légitimité, entendue comme « la qualité du pouvoir dont l'acception se fonde non sur la coercition comme ressource première, mais sur le consentement réputé libre de la population qui s'y trouve soumise. » (Hermet et al. 1998, 140). Le plébiscite devait en effet participer de l'institutionnalisation politique, pratiquement prévue à l'article 5, chapitre I (« Bases de la institucionalidad ») de la Constitution de 1980 :

5°. La soberanía reside esencialmente en la Nación. Su ejercicio se realiza por el pueblo a través del plebiscito y de elecciones periódicas y, también, por las autoridades que esta Constitución establece. Ningún sector del pueblo ni individuo alguno puede atribuirse su ejercicio.


Constitución Política de Chile, 1980, https://www.camara.cl/camara/media/docs/constitucion_politica.pdf

Ajoutons que les 27 occurrences du terme « plebiscito » relevées dans le texte de la constitution soulignent à la fois l'importance conférée à ce mode de scrutin et la confiance démesurée de Pinochet en son pouvoir de persuasion du peuple ainsi qu'en la capacité du régime à organiser une force susceptible d'affronter une compétition électorale. Théoriquement, la réponse à la question du plébiscite devait permettre à Pinochet de proroger son mandat présidentiel de huit années supplémentaires, dans un cadre institutionnel normalisé et avec un parlement élu. Il convient d'envisager le plébiscite comme :

[…] une soupape de sécurité psychologique destinée, non seulement aux Chiliens opposants, mais encore aux partisans même du régime. […] Car pour la coalition qui soutient le régime, la perspective du plébiscite est considérée comme un moyen de ne pas trancher, dès 1980, entre les partisans d'un gouvernement militaire indéfini, et ceux pour qui le régime militaire n'est qu'un moyen d'arriver à un nouveau régime, plus ou moins démocratique, fondé sur un ultra libéralisme économique et à jamais « exorcisé » du danger socialiste.


Patino, 2000, 45. 

La question de la démilitarisation du régime divise en effet la droite chilienne et révèle par ailleurs la méconnaissance du terrain électoral de la part des militaires qui n'entretiennent jusqu'à présent qu'une relation coercitive avec le peuple chilien. Or la tenue du plébiscite se résume précisément à une demande d'adhésion du peuple à un projet politique déjà entrepris et dont l'imposition violente a suscité des réactions d'opposition plus ou moins organisées qui évoluent à présent vers un regroupement des forces partisanes et une stratégie de conquête du pouvoir, au service du peuple.

Incertitude du scrutin jusqu'aux résultats et enjeux d'une campagne publicitaire décisive

Le film de Pablo Larraín rend compte de diverses méthodes utilisées par les partisans du régime militaire pour capter le vote en leur faveur : l'intimidation, les arrestations arbitraires, la peur diffuse d'un bolchévisme dévastateur, le chantage, la menace et le bruit des bottes de militaires armés jusqu'aux dents sont quelques-uns des moyens manifestes utilisés pour convaincre en terrorisant et en contraignant. Paradoxalement, les militaires vont être utilisés comme une force de soutien électoral, ce qui va donner l'impression d'une remilitarisation du régime, alors que le texte de la constitution de 1980 prévoit une institutionnalisation du même régime, bien contradictoire avec l'omniprésence du symbole de l'autoritarisme, le militaire. Plusieurs spots sont réalisés sur fond de chants martiaux et de discours de Pinochet. Le slogan qui invite les électeurs à « réfléchir » est une menace à peine voilée d'un avenir chaotique en cas de défaite du Oui. Le spot qui met en scène le bulldozer destructeur érige la violence en parangon d'autres forces destructrices, celles d'une démocratie civile incapable de défendre l'innocence, symbolisée par l'enfant. Le message de la campagne du Oui est ainsi brouillé, ancré dans une violence que certains cherchent à atténuer. Un regard attentif sur les affiches de campagne placardées dans les rues révèle la violence des slogans fondée sur la peur de l'autre et sur l'incertitude d'un lendemain confié à une alternative politique présentée comme catastrophique. Soulignons que l'incertitude des résultats du scrutin est liée non seulement à la peur des votants et à la marge abstentionniste relativement importante mais également à l'hésitation d'une partie des partisans du régime, tentés par la doctrine Aylwin et prêts à faire évoluer le régime, sans vouloir changer de régime. L'opposition va donc concentrer ses efforts sur les attentes consensuelles du peuple chilien et sur l'attractivité d'une transition démocratique qui doit séduire les personnalités politiques indécises.

Quant à Sergio Fernández, en charge de la communication dans la campagne du Oui, il doit contenir l'aile dure du régime, composée de militaires qui redoutent les effets d'une dépersonnalisation du régime et qui n'acceptent pas l'idée d'une démilitarisation, tout en brandissant le spectre d'un chaos généralisé post-électoral. Sergio Onofre Jarpa, artisan d'un grand rassemblement de la droite, Jaime Guzmán, chantre d'une voie autoritaire, ou encore Andrés Allamand, partisan d'une démocratisation du régime, sont quelques-unes des personnalités politiques du gouvernement, leaders de partis de droite ou conseillers du président-général, qu'il faut s'employer à mobiliser en faveur du Oui. La stratégie est donc chaotique et confuse au commencement de la campagne, d'autant plus que l'unité affichée par la droite au début de 1988 se fissure au fil des mois, entre les jeunes politiciens et les vieux cadres du parti intransigeants, les progressistes et modérés et les partisans d'une ligne dure du régime. Si le film de Pablo Larraín met en valeur l'ingéniosité d'un publicitaire visionnaire et attentif aux attentes du peuple chilien, les historiens analysent quant à eux la victoire du Non à l'aune des conflits d'ambition dans les deux camps, du surgissement des nouveaux partis d'opposition, et notamment du groupe de réflexion qui donnera naissance à la Concertación, puissante coalition qui fait vaciller la certitude du grand parti de rassemblement de droite (Renovación Nacional).

Conclusion

Si la défaite du Oui, au soir du 5 octobre 1988, signe le début d'une transition démocratique, elle renvoie également les partisans du régime de Pinochet à une problématique démocratique qu'ils ont mal appréhendée et qu'ils ont négociée maladroitement en sous-estimant les attentes du peuple chilien et celles d'une partie de la droite opposée à un autoritarisme constitutionnel renforcé. La projection d'une continuité du régime, prévue dans la constitution de 1980 par la tenue de scrutins censés préfigurer un retour à un fonctionnement démocratique, est pulvérisée par un verdict populaire sans appel auquel la droite doit se soumettre, piégée par des règles d'un jeu politique qu'elle a mis elle-même en place huit ans auparavant. Outre le verdict populaire, le résultat du plébiscite révèle aussi l'écart qui s'est creusé depuis 1973 entre l'intérêt du général et les intérêts d'une partie de l'institution militaire qui souhaite se désolidariser d'une armée dont les exactions et la violence ont ému l'opinion internationale et traumatisé une grande partie de la population continentale. Ce revirement est d'ailleurs significativement appuyé par celui des États-Unis qui ont manifesté leur foi en une démocratisation possible des nations du Cône Sud, conformément à la doctrine Kirkpatrick énoncée au début des années 1980. Afin de préparer la transition vers une démocratie que le général Pinochet souhaitait modeler à son image, ce dernier n'a d'autres choix, au lendemain de la défaite du Oui, que de déclarer « vouloir suivre l'itinéraire constitutionnel. » (Patino, 2000, 87). Il nous faut enfin souligner un autre effet fondamental du résultat du scrutin : les forces armées chiliennes vont devenir les garantes d'un processus politique qui permettra le rétablissement progressif de la démocratie et le respect de ses institutions, sous l'égide de l'alliance politique modérée des partis de la Concertación. L'armée renoue ainsi avec une tradition oubliée de l'institution militaire, encline à « assurer une formation civique et morale du futur citoyen, et à développer son esprit national. » (Rouquié, 1988, 208). 


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  • YOCELEVZY Ricardo, Chile: partidos políticos, democracia y dictadura, Fondo de cultura Económica de Chile, Santiago de Chile, 2002.
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