La Robe

0838

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La Robe

Poésie d'Eugène Manuel.

PAT 1902-05

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1 Pathé 838  
2 n.c.  
3 <05/1902 n.c. 
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LA ROBE

Dans l’étroite mansarde où glisse un jour douteux,
La femme et le mari se querellaient tous deux.
Il avait, le matin, dormi, cuvant l’ivresse,
Et s’éveillait brutal, mécontent, sans caresse,
Le regard terne encore, et le geste alourdi,
Quand l’honnête ouvrier se repose, à midi.
Il avait faim ; sa femme avait oublié l’heure ;
Tout n’était que désordre aussi dans sa demeure ;
Car le coupable, usant d’un stupide détour,
S’empresse d’accuser, pour s’absoudre à son tour !
« Qu’as-tu fait? d’où viens-tu ? réponds-moi. Je soupçonne
Une femme qui sort et toujours m’abandonne.
— J’ai cherché du travail : car, tandis que tu bois,
Il faut du pain pour vivre, et, s’il gèle, du bois !

— Je fais ce que je veux !
                                        — Donc je ferai de même !
— J’aime ce qui me plaît !
                                        — Moi, j’aimerai qui m’aime !
— Misérable !... »
                            Et soudain, des injures, des cris,
Tout ce que la misère inspire aux cœurs aigris ;
Avec des mots affreux mille blessures vives ;
Les regrets du passé, les mornes perspectives,
Et l’amer souvenir d’un grand bonheur détruit.
Mais l’homme, tout à coup :
                                             « À quoi bon tout ce bruit ?
J’en suis las ! Tous les jours, c’est dispute nouvelle,
Et c’est par trop souvent me rompre la cervelle.
Beau ménage vraiment que le nôtre, après tout !
Je prends, à vivre ainsi, l’existence en dégoût.
Rien ne m’attire plus dans cette chambre sombre
Où la chance est mauvaise, où des malheurs sans nombre
M’ont accablé. »
                         La femme aussitôt :
                                                       « Je t’entends.
Eh bien, séparons-nous ! D’ailleurs, voilà longtemps
Que nous nous menaçons.
                                        — C’est juste !
                                                            — En conscience,
J’ai déjà trop tardé.
                              — J’eus trop de patience.
Une vie impossible !
                              — Un martyre !
                                                       — Un enfer !
— Va-t’en donc! dit la femme, ayant assez souffert ;
Garde ta liberté; moi, je reprends la mienne !
C’est assez travailler pour toi. Quoi qu’il advienne,
J’ai mes doigts, j’ai mes yeux : je saurai me nourrir.

Va boire ! tes amis t’attendent; va courir
Au cabaret ! Le soir, dors où le vin te porte !
Je ne t’ouvrirai plus, ivrogne, cette porte !
— Soit. Mais supposes-tu que je vais te laisser
Les meubles, les effets, le linge, et renoncer
A ce qui me revient dans le peu qui nous reste,
Emportant, comme un gueux, ma casquette et ma veste ?
De tout ce que je vois il me faut la moitié.
Partageons. C’est mon bien.
— Ton bien ? quelle pitié!
Qui de nous pour l’avoir montra plus de courage ?
Ô pauvre mobilier, que j’ai cru mon ouvrage !
N’importe ! je consens encore à partager :
Je ne veux rien de toi, qui m’es un étranger ! »
Et les voilà prenant les meubles, la vaisselle,
Examinant, pesant ; sur leur front l’eau ruisselle ;
La fièvre du départ a saisi le mari ;
Muet, impatient et sans rien d’attendri,
Ouvrant chaque tiroir, bousculant chaque siège,
Il presse ce travail impie et sacrilège.
Tout est bouleversé dans le triste taudis,
Dont leur amour peut-être eût fait un paradis.
Confusion sans nom, spectacle lamentable !
Partout, sur le plancher, sur le lit, sur la table,
Pêle-mêle, chacun, d’un rapide regard,
Entasse les objets et se choisit sa parc.
« Prends ceci ; moi, cela !
                                       — Toi, ce verre ; moi, l’autre !
— Ces flambeaux, partageons !
                                              — Ces draps, chacun le nôtre ! »
Et tous deux consommaient, en s’arrachant leur bien,
Ce divorce du peuple, où la loi n’est pour rien.
Le partage tirait à sa fin; la journée,
Froide et grise, attristait cette tâche obstinée,

Quand soudain l’ouvrier, dans le fond d’un placard,
Sur une planche haute, aperçoit à l’écart
Un vieux paquet noué, qu’il ouvre et qu’il déplie.
« Qu’est-ce cela ? dit-il ; du linge qu’on oublie ?
Voyons !... des vêtements ?... une robe ?... un bonnet ?... »
Leur regard se rencontre, et chacun reconnaît,
Intactes et dormant sous l’oubli des années,
D’une enfant qui n’est plus les reliques fanées.
Ils s’arrêtent tous deux, interdits et sans voix ;
Leur cœur est traversé d’un éclair d’autrefois ;
Leur fille en un instant revit là, tout entière,
Dans sa première robe, hélas ! et sa dernière.
« C’est à moi, c’est mon bien ! dit l’homme en la pressant.
— Non, tu ne l’auras pas, dit-elle, pâlissant ;
Non ; c’est moi qui l’ai faite et moi qui l’ai brodée...
— Je la veux.
                     — Non, jamais ! pour moi je l’ai gardée,
Et tu peux prendre tout ! laisse-moi seulement,
Pour l’embrasser toujours, ce petit vêtement.
Ô cher amour ! pourquoi Dieu l’a-t-il rappelée ?
Depuis trois ans tantôt qu’elle s’en est allée,
Si bonne et si gentille !... Ah! depuis son départ,
Tout a changé pour moi: maintenant, c’est trop tard ! »
Et, d’un pas chancelant, elle prit en silence
Les objets, qu’il lâcha sans faire résistance.
Elle arrêta longtemps sur ces restes sacrés,
Immobile et rêvant, ses yeux désespérés ;
Embrassa lentement l’étroite robe blanche,
Le petit tablier, le bonnet du dimanche ;
Puis, dans les mêmes plis, comme ils étaient d’abord,
Sombre, elle enveloppa les vêtements de mort,
En murmurant tout bas :
                                       « Non ! non ! c’est trop d’injure!
Tu te montres trop tard !

                                             — Trop tard? En es-tu sûre?
Dit l’homme en éclatant : et puisque notre enfant
Vient nous parier encore, et qu’elle nous défend
De partager la robe où nous l’avons connue,
Et que pour nous gronder son âme est revenue,
Veux-tu me pardonner? je ne peux plus partir ! »
Il s’assit. De ses yeux coulait le repentir.
Elle courut à lui :
                            « Tu pleures !... ta main tremble ?... »
Et tous deux, sanglotant, dirent: « Restons ensemble ! »

Eugène Manuel, 1902.

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