RENNES

Jean-Claude SEGUIN

Rennes, chef-lieu du département de l'Ile-et-Vilaine (France), compte 66.139 habitants (1894).

1896

Le cinographoscope de M. Trésel (Place de la Halle-aux-Blés, 23/07/1896-[11/08/1896])

Le tourneur Trésel arrive à Rennes vers la fin du mois de juillet 1896 où il organise des séances de photographies animées. Il dispose d'un cinographoscope, un cinématographe breveté par les frères Pipon. La baraque est installée sur la place de la Halle-aux-Blés. Dès le 16 juillet, Le Petit Rennais annonce l'arrivée prochaine de l'appareil :

Enfin, Rennes va avoir dans ses murs le cinographoscope ou, pour mieux dire, les projections de photographies animées. Ce merveilleux spectacle a fait courir la capitale et toutes les villes de France qui, plus favorisées que nous, ont déjà eu le plaisir de voir ce spectacle du plus haut intérêt Nous sommes certains que la population de Rennes qui compte tant de photographes amateurs ne restera pas indifférente à cette dernière manifestation des progrès incessants de la photographie. Nous verrons dans l'établissement qui va stationner· place de la Halle-aux-Blés "L'arrivée d'un train en gare", un "Défilé de hussards", une "Partie de cartes", etc. Mais ne soyons pas plus indiscrets et laissons la surprise aux amateurs.


Le Petit Rennais, 16 juillet 1896.

rennes place halle bles

Collection E. Mary-Rousselier, Rennes.-La Place de la Halle aux Blés un jour de marché (c. 1904)

Une semaine plus tard, le même journal va consacrer un très long article à l'origine et au fonctionnement des vues animées. En réalité, il s'agit d'un texte qui provient, très probablement d'un feuillet publicitaire. Vers la fin, il est question directement du cinographoscope et de sa programmation :

La photographie animée. Kinétoscope. Cinématographe. Cinographoscope. La photographie du mouvement Les projections de photographies animées.- Depuis quelques temps déjà, les mots de Kinétoscope, Cinématographe, Cinographoscope, dansent devant les yeux du lecteur ou bourdonnent à ses oreilles évoquant en lui les idées les plus fantaisistes. En quelques mots nous allons tâcher de lui expliquer le mécanisme de ces appareils. Le problème qui a été résolu par ces différents appareils est le suivant : étant donné une scène animée, en prendre un certain nombre de clichés à des intervalles égaux et très rapprochés, puis tirer de ces négatifs un nombre égal d'épreuves positives que l'on projette sur un écran en faisant en sorte que ces images se projettent à la même place et se succèdent à des intervalles de temps égaux à ceux qui ont séparé les poses primitives. La durée de pose est d'environ 1/50e de seconde. On prend une photographie chaque 1/15e de seconde. On obtient donc 900 clichés par minute. Comme on le voit, le problème à résoudre comprenait deux parties bien distinctes : d'abord faire 900 clichés en une minute ; ensuite projeter sur un écran les positifs de ces 900 clichés pendant un intervalle d'une minute. La première partie avait été résolue il y a quelques années déjà. En effet, quand la photographie instantanée fut possible, les savants songèrent à l'utiliser pour photographier des scènes animées qu'ils pourraient ensuite étudier tranquillement à tête reposée. En 1874, M. Janssen utilisa un appareil de son invention, le revolver photographique, pour photographier le passage de Vénus sur le soleil ; M. Muybridge, de San Francisco, obtint vers la même époque une série de photographies d'objets en mouvement et au moyen de 40 chambres photographiques à déclenchement électrique. Enfin, dans ces dernières années, M. Marey a utilisé la chronophotographie pour étudier le mouvement des animaux : course du cheval, vol des oiseaux, etc. Depuis, les expérimentateurs se sont succédés de plus en plus nombreux. Entre autres nous citerons MM. Anschutz, général Sébert, Démény, Londe, etc. Mais toutes ces expériences n'avaient qu'un but, l'analyse du mouvement La synthèse du mouvement, l'expérience ayant en un mot pour but de reconstituer le mouvement dont l'analyse avait été faite par la chronophotographie, était encore à trouver. Dernièrement nous arriva d'Amérique un appareil d’Edison, l'homme aux surprenantes inventions, qui semblait résoudre le problème. Cet appareil était le kinétoscope. Cet appareil était le premier pas vers la synthèse du mouvement Malheureusement, ses inconvénients étaient nombreux. Il n'était accessible qu'à des-spectateurs isolés. Les scènes duraient environ une demi minute. Chaque épreuve, pour donner une impression nette, ne devait être vue que pendant un temps très court, 7/1000e de seconde environ. Dans ces conditions, les scènes étaient très petites, peu lumineuses et fatigantes à regarder. Puis vinrent presque aussitôt après le Cinématographe de Lumière et le cinographoscope de A. et J. Pipon-Pressecq qui permettent de montrer, par projection de grandeur naturelle, à toute une assemblée, en les projetant sur un écran convenable, des scènes mouvementées dont la durée est de près d'une minute. Grâce à ces perfectionnements, le spectateur croit voir se dérouler réellement devant lui les scènes que projette le Cinographoscope. Les bandes pelliculaires servant aux projections ont environ 15 m. de long et 3 cm. de large. Les diverses épreuves sont obtenues à 15e de seconde les unes des autres, et la projection de ces cliches sur l'écran est de grandeur naturelle. Les images dans le cinographoscope sont projetées au moyen d'une lampe à arc électrique très puissante sur un écran situé à 20 m. de la lanterne de projection. L'écran est formé par une toile très fine tendue au fond de la salle, et l'on voit s'y dérouler les scènes les plus intéressantes. "L'arrivée d'un train en gare" nous montre les voyageurs descendant des wagons se précipitant chargés de paquets vers la sortie, tandis que le personnel s'occupe du nettoyage de la machine. Non moins curieuse "La place de l'Opéra" avec son noir fourmillement de monde, ses omnibus, ses chevaux, le tout d'une extraordinaire intensité de vie. Toutes ces merveilles et bien d'autres, puisque le cinographoscope possède 60 vues environ, défileront sous les yeux émerveillés de nos lecteurs qui seront appelés à les contempler d'ici peu. MM. A. et J. Pipon-Pressecq viennent en effet d'installer un de leurs merveilleux appareils sur la place de la Halle-aux-Blés, et feront ainsi connaître à nos concitoyens une des plus intéressantes découvertes de la science moderne. [signé:] F. P.


Le Petit Rennais, 22 juillet 1896.

Même si le cinographoscope possède probablement des vues en propre, il projette également des films provenant d'autres éditeurs. Grâce aux informations que nous fournissent les articles publiés dans la presse des autres villes parcourus par Trésel, il est possible de les identifier comme étant, pour l'essentiel, des vues Pathé. C'est finalement le 23 juillet qu'a lieu l'inauguration des séances :

La première représentation donnée hier soir par le Cinographoscope a laissé le public dans un état d'admiration et de surprise profondes. C'est que ce spectacle est tout simplement féerique surtout si l'on se rend compte des difficultés qu'il a fallu vaincre pour arriver à ce merveilleux résultat, de représenter avec une absolue fidélité les mouvements les plus variés de scènes toutes plus intéressantes les unes que les autres. Ce qui est surtout intéressant dans ces projections animées c'est la remarquable reproduction des expressions, des jeux de physionomies des personnages photographiés. Dans une "Partie de cartes", entre autres, on voit sourire une dame qui assiste à la partie, au point que l'on se demande si ce n'est pas la réalité que l'on regarde. Très réjouissante la "Baignade des Nègres" : l'eau jaillit en paillettes brillantes pendant que les nègres à qui l'on jette des sous, se bousculent avec les gestes les plus comiques. L "'Arrivée d'un train en gare" est très réussie également : le chef de gare se précipite le long du convoi, les voyageurs se bousculent, les retardataires se hâtent et, lentement, le train reprend sa marche. Le "Déshabillé d'un clubman" qui nous a fortement fait l'effet d'avoir ramassé une cuite, a fort réjoui l'assistance ; la mine dégoûtée du monsieur qui rentre après une nuit de noce et se déshabille en jetant ses vêtements pêle-mêle sur le plancher est très amusante et fait rire toute l'assemblée. La même scène en sens inverse est non moins drôle quand elle nous montre les vêtements du monsieur en question sautant tout seuls du plancher sur son dos. Voilà une façon de s'habiller qui n'est certes pas banale et rappelle les contes de fées de notre enfance. À signaler encore : "Cinq minutes en express", "Mademoiselle Baby jouant avec ses chiens", une curieuse "Partie de natation sur la Marne", la "Place de l'Opéra", la "Place de la Bastille", etc. Quant à l'installation de la loge, elle est non pas confortable, mais luxueuse ; très heureusement tendue de tentures grenats à franges dorées ; éclairage électrique très agréable et, chose plus agréable encore, par ce temps chaud, une ventilation qui rafraîchit parfaitement la salle. Tous nos compliments à M. Trésel, qui a eu l'heureuse idée de venir nous montrer son très intéressant appareil. Nos concitoyens lui en seront reconnaissants en allant fréquemment voir ce spectacle que nous placerons sans hésitation au premier rang des choses à voir, tant au point de vue artistique qu'au point de vue scientifique.


Le Petit Rennais, 24 juillet 1896.

Des compléments du répertoire sont livrés quelques jours plus tard par le même journal :

Hier, très intéressante séance, devant un public de plus en plus nombreux et sympathique. Parmi les vues nouvelles présentées à cette intéressante séance, nous citerons entre autres : "Cinq kilomètres en express" : le paysage se déroule devant les yeux émerveillés du spectateur, qui croit absolument être en chemin de fer et voit défiler devant lui les jardins, les champs, les maisons. À signaler également " La cuisine des nègres " au Champ-de-Mars ; ces braves nègres ont l'air tout étonné de voir l'appareil qui est en train de la photographier et ont des mines fort réjouissantes. Très bien également les " Enfants jouant à la balle ", et qui en profitent d'ailleurs pour se disputer et se jeter à terre. " La forge militaire " forme aussi un très vivant tableau : pendant qu'au premier plan deux forgerons fabriquent un fer, au fond d'autres soldats ferrent un cheval dont la corne, en fumant, produit un très curieux effet en projections. Enfin, une " Place publique à Rouen ", dans laquelle on peut voir l'effet produit par les tramways électriques à Trolley, analogues à ceux que nous aurons à Rennes. Cette vue, entre parenthèses, nous permet de constater que ce mode de traction n'est nullement disgracieux. Comme on le voit, le spectacle très varié offert par la direction du Cinographoscope obtient un succès de plus en plus grand, succès d'ailleurs bien mérité.


Le Petit Rennais, Rennes, 27 juillet 1896.

Si la dernière annonce est publiée le 11 août, elle ne fait que reprendre les informations du 6 août et il est possible, comme cela arrive souvent, que, par effet de rémanence journalistique, le tourneur soit déjà parti alors que des annonces sont encore publiés... simplement parce qu'elles ont été payées. Toujours est-il que la suivante étape connue de M. Trésel est Saint-Brieuc.

Répertoires (autres titres) : [du 30 juillet au 3 août] Arrivée du train en gare de PassyManœuvres de hussards sur la MarneBaignade de SoudanaisEn wagon près MantesForge militaireEnfant jouant à la balleBaignade de chiens (vue sur la Seine) Partie de natation en MarnePartie de cartesPlace de la Bastille (Le Petit Rennais, Rennes, 29 juillet 1896), [du 4 au 10 août] Voyage en expressPlace à RouenSoupe malgacheCourse à bicyclettes des artistes damesRetour de courses d'AuteuilSortie de l'usinePlace de l'Opéra (Le Petit Rennais, Rennes, 29 juillet 1896), Coup de collierLa Foule près la pelouse de LongchampQuai et port du HavrePêche au verveuxCorvée de fourrage (Le Petit Rennais, Rennes, 6 août 1896). 

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