En cherchant un extérieur pour un film La Pègre de Paris j'avais longé une partie des fortifications quie existaient encore. Une matelassière y avait installé son cadre où la toile était tendue. Elle finissait de l'emplir de laine qu'elle venait de carder. Je ne sais pour quelle raison elle abandonna son travail et s'éloigna quelques instants. Presque aussitôt un clochard arriva, escalada la butte et resta en contemplation devant le matelas à demi terminé.
Ce petit tableau me suggéra l'idée d'un film qui eut un énorme succès.
En voici le scénario :
"Quelques jours avant son mariage, un garçon confiait son matelas à une matelassière qui promettait de le rendre en excellent état avant le soir des noces."
Je reconstituais la scène à laquelle j'avais assisté mais dans mon histoire, "le clochard aviné se couchait bel et bien dans la laine et s'y enfouissait complètement. La matelassière sans méfiance, revenait et achevait son travail. Un porteur arrivait, chargeait le matelas sur sa planchette et partait à grands pas. Le clochard, à demi éveillé, remuait, dérangeant l'équilibre et c'était une série de chutes dans les escaliers de Montmartre, à la traversée d'un petit pont, près d'un lavoir, dans une vespasienne, etc., toujours poursuivi par le malheureux livreur.
Le jeune couple attendait impatiemment le matelas.
Enfin celui-ci arrivait. Le porteur à bout de forces, jetait le matelas sur le sommier, empochait son pourboire et filait.
En hâte, les jeunes mariés faisaient le lit et s'apprêtaient à passer une nuit agréable. Le clochard dérangé commençait alors une série de soubresauts. Les jeunes époux affolés, criaient au secours. Les agents de l'époque accouraient et emmenaient au poste les amoureux et le matelas. Le tout s'expliquait enfin et le clochard allait finir son somme en cellule."
Nos premiers clients, les Grenier, une famille de forains, m'invitèrent à aller à Rouen assister dans leur théâtre à la projection du Matelas alcoolique que, comme je viens de vous le dire, j'avais personnellement mis en scène.
Ce fut pour moi un jour de fête. Je ne connaissais pas " les gens du voyage ". Les Grenier vinrent me chercher à la gare dans une des premières autos, peinte en rouge et portant leur nom en lettres d'or. Ils possédaient une dizaine de roulottes aussi propres eet confortables que le meilleur trailer américain. Chacun dans cette famille de sept ou huit enfants, avait son emploi : le père et le fils aîné s'occupaient des projections, la mère tenait la caisse, les jeunes filles jouaient un intermède, etc.
Les projections avaient lieu dans une grande salle bâchée comme un cirque. J'y pris place avec le public et j'assistai là à une explosion de gaîté peut-être rarement dépassée à Cluny ou au Palais-Royal. Devant moi, une jeune femme se tortillait sur son banc et entre deux éclats de rires suppliait : " Assez, assez, j'fais pipi. "
Après la séance, les Grenier me présentèrent à leur public et m'offrirent une superbe gerbe de roses et un beau chien de race. Ce fut ma première rencontre avec la Renommée. J'espère que quelque membre de cette famille lira ces lignes et y trouvera mon souvenir reconnaissant.
GUY Alice, Autobiographie d'une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël/Gonthier, 1976, p. 77-78.