Appareil servant à l'obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques (Cinématographe)

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Appareil servant à l'obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques (Cinématographe)

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Les étapes dans l'élaboration du "cinématographe Lumière" (Thierry Lecointe/Jean-Claude Seguin)

Les étapes dans l'élaboration du "cinématographe Lumière"

Thierry LECOINTE
Jean-Claude SEGUIN

L'élaboration du cinématographe Lumière prend naissance avec la découverte, par Antoine Lumière, du kinétoscope Thomas Alva Edison, en juillet 1894. Dans un premier temps, c'est Auguste, l'aîné des frères, qui va se lancer dans le projet d'un appareil pouvant projeter des photographies animées. Après un premier échec, c'est Louis qui va reprendre la recherche de manière plus méthodique avec la complicité de son mécanicien Charles Moisson jusqu'à la première présentation officielle le 22 mars 1895.

La découverte du kinetoscope Edison (juillet-août 1894)

Les frères Holland, qui ont obtenu, en 1894, les droits de distribution du phonographe et du kinétoscope Edison, inaugurent le premier kinetoscope parlor à New York le 14 avril. C'est auprès d'eux que George Georgiades va se procurer des kinétoscopes qu'il va présenter en Europe, accompagné très probablement de George Malamakis. La presse parisienne signale sa présence en juillet 1894 :

Un électricien qui a travaillé pendant deux ans dans le laboratoire d'Édison à Orange (New-Jersey), M. Georgiadeo [sic], vient d'apporter à Paris un kinétoscope; c'est le premier dont on signale l'apparition en Europe.


Henri Flamans, “Le Kinétoscope d’Edison”, Le Magasin pittoresque, Paris, 1er août 1894, p. 247-248.

C'est dans la salle des dépêches du Petit Parisien (20 boulevard Montmartre) juste en face du photographe Reutlinger (nº 21), que l'inauguration du kinétoscope a lieu le 16 juillet 1894. Au même numéro, on trouve également le local de la compagnie d'assurance La Mutual Life

paris montmartre
N.D., Paris. Boulevard Montmartre (début XXe siècle)

L'événement ne passe pas inaperçu et si le kinétoscope attire les curieux et les badauds, les hommes de science, les savants et les professeurs ne sont pas en reste :

Photographies Animées
Depuis deux jours, une invention nouvelle, d'un rare intérêt, est présentée au public dans la Salle des Dépêches du Petit Parisien.
Toutes les revues scientifiques ont signalé déjà, mais sans le connaître encore, le fameux kinétoscope d'Edison, un instrument qui enregistre des images animées et les reproduit sous nos yeux avec une merveilleuse précision.
Ce kinétoscope, sorti tout récemment du laboratoire de Menlo-Park, n'a pu être exhibé à Chicago qu'après la fermeture de l'Exposition, et c'est la première fois qu'il franchit l'Océan. On ne l'a vu jusqu'ici ni à Londres, ni à Berlin, ni dans aucune autre ville d'Europe. Par l'intermédiaire de notre Salle des Dépêches, le boulevard Montmartre en a la primeur.
Aussi les visiteurs sont-ils nombreux. Des savants, des professeurs du Collège de France, des hommes du monde se mêlent déjà aux curieux. Hier, M. Marey, membre de l'Institut, quittait la séance de l'Académie pour venir voir cette invention qui intéresse au plus haut point la station physiologique du Bois de Boulogne où, comme on le sait, de profondes études sont faites des fonctions musculaires de l'homme et des animaux et où l'on est arrivé à photographier le vol des oiseaux et des insectes.


Le Petit Parisien, Paris, mercredi 18 juillet 1894, p. 2.

La présence de quelqu'un comme Étienne-Jules Marey est loin d'être fortuite. Le savant qui publie cette année-là l'un de ses livres les plus importants, Le Mouvement, est au courant des travaux de son collègue américain Thomas Alva Edison qui n'est pas avare d'informations, habitué qu'il est à annoncer ses inventions avant même de les avoir réalisées. Dans ce microcosme d'intellectuels, de savants, d'artistes et de photographes, nul doute que quelqu'un comme Clément-Maurice - un habitué de la salle des dépêches où il lui arrive d'exposer ses œuvres - s'est précipité pour voir l'invention du génie de Menlo Park, comme d'ailleurs le confirme son fils Léopold Maurice :

En 1893 [sic], mon Père fut parmi les premiers à aller voir le "Kinétoscope" EDISON en fonctionnement à l'angle du Bd Montmartre et du Fg. Montmartre.


VIVIÉ, 1969, p. 3.

Se doutant que son ami Antoine Lumière devrait être intéressé par ces images animées, il lui écrit, toujours selon le témoignage de Léopold Maurice, pour l'inciter à se rendre à Paris :

[...] il écrivit au "père LUMIÈRE" en lui demandant de monter à Paris; ce que fit celui-ci et, ayant vu le "kinétoscope" chargea mon Père de lui en procurer un modèle."


VIVIÉ, 1969, p. 3.

On ignore si, en juillet, George Georgiades dispose de plusieurs kinétoscopes. Cela n'est pas certain, car il n'est pas localisé ailleurs, en Europe, avec un autre appareil. Il est donc bien peu probable qu'à cette époque Clément-Maurice ait pu acheter un kinétoscope pour Antoine Lumière. En revanche, si l'on reprend le témoignage précis de Charles Moisson - en supprimant l'ajout inopportun de Georges Sadoul -, on peut penser qu'Antoine Lumière a réussi à récupérer un bout de film :

Durant l'été 1894, le père Lumière est arrivé dans mon bureau, où j'étais avec Louis, et a sorti de sa poche un morceau de bande de kinétoscope qu'il avait eu des concessionnaires d'Edison, et dit textuellement à Louis: "Voici ce que tu devrais faire, parce qu'Edison vend cela à des prix fous, et les dits concessionnaires [Werner] cherchent à faire des bandes ici en France, pour les avoir meilleur marché."
Ce bout de bande que j'ai encore devant les yeux, et qui avait à peu près trente centimètres de long, était exactement le même modèle que le film actuel ; quatre perforations par image, même largeur et même pas. Elle représentait une scène chez un coiffeur.


SADOUL, 1948: 421.

Les trente centimètres de bande proviennent de la vue pour kinétoscope, The Barber Shop, tournée en 1893 et qui est en effet présentée dans la salle des dépêches du Petit Parisien :

Si la scène représentée est un magasin de coiffure, on remarque le client qui s'assied sur un fauteuil et les garçons qui s'empressent autour de lui, procédant à leurs manipulations habituelles, jusqu'à ce qu'il s'en aille, rasé, poudré, calamistré selon les règles du métier et fasse place à un autre client.


Le Petit Parisien, Paris, mercredi 18 juillet 1894, p. 2.

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The Barber Shop (Edison, 1893)

Ce faisceau d'informations et de témoignages conforte l'idée que les frères Lumière disposent, dès la fin du mois de juillet 1894, d'un fragment d'une bande Edison qui va éveiller leur attention.

Le prototype d'Auguste Lumière ([août]-[octobre] 1894)

Le reste de l'été a-t-il été mis à profit par les frères Lumière pour commencer à imaginer un premier appareil ? Ou bien ont-ils été, de façon plus prosaïque, occupés par les nouvelles naissances respectives ? Auguste et Marguerite Winckler se sont mariés en août 1893 et leur fille Andrée a vu le jour le 22 juin 1894 (baptisée le 2 juillet). Quant à Louis, il a épousé Rose Winckler en février 1893 et leur fille Suzanne va naître le 15 septembre 1894. L'un n'interdit pas l'autre. Sans kinétoscope, les 30 centimètres de bande ne peuvent livrer tous les secrets de fabrication, mais ils permettent de toucher la nature du support, de connaître son format effectif et de découvrir la nature des perforations.

1894 edison perforation 
Fragment d'une bande Edison

Si les frères Lumière ont très fréquemment signé leurs brevets conjointement, il est fréquent que leurs recherches prennent des chemins différents. Des deux frères, c'est l'aîné, Auguste Lumière, qui le premier va s'atteler à la tâche d'imaginer un appareil de nature chronophotographique comme il l'évoque lui-même tardivement dans ses souvenirs :

C'était au début de 1895, si j'ai bonne mémoire; en passant rue de la République, à Lyon, mon attention fut attirée par un magasin ouvert, dans lequel se pressaient de nombreux visiteurs, pour admirer le kinétoscope d'Edison. Je suivis le mouvement et, après avoir été vivement charmé par les petites vues animées qui défilaient dans ces appareils, j'estimais que si l'on parvenait à projeter de telles images sur un écran, de façon à les montrer à toutes une assemblée, l'effet serait saisissant et  je résolus aussitôt d'étudier le problème.
Je fis d’abord construire un appareil dans lequel la pellicule, portant les images, était entraînée par saccades au moyen de doigts de caoutchouc implantés autour d’un cylindre animé d’un mouvement de rotation rapide, mais le repérage des images était défectueux avec cet appareil et je songeais à recourir à la croix de Malte comme un organe d’entraînement et à employer une pellicule munie de perforations équidistantes qui seraient attaquées par les branches de cette croix de Malte motrice.


LUMIERE, 1953: 32. 

On pourrait mettre sur le compte de la mémoire défaillante d'un homme de 91 ans les imprécisions d'Auguste Lumière concernant la date, les éléments de description du prototype... Ce que confirment trois autres témoignages, c'est qu'il est bien le premier à se lancer dans le projet. Lui-même, dès 1940, déclare :

À l'époque où Edison fit connaître son Kinétoscope, je compris tout l'immense intérêt qui s'attacherait à la projection sur un écran visible par tous les spectateurs d'une salle de réunion, des images animées que l'appareil américain ne montrait qu'à un seul observateur et je m'attachai tout d'abord à l'étude de ce problème, en construisant un premier appareil qui ne remplissait point toutes les conditions qu'il s'agissait de réaliser.
J'allais entreprendre l'étude d'une deuxième dispositif, quand mon frère, qui était témoin de mes premiers efforts et de mon insuccès, eut l'idée d'un mécanisme rappelant celui du mouvement alternatif de l'aiguille des machines à coudre, qui semblait constituer la base d'une solution parfaite de la question.
J'abandonnai donc mes projets personnels, laissant à mon frère le soin de poursuivre les investigations que j'avais commencées et qui aboutirent au plus éclatant succès.


LUMIÈRE, 1940, p. 12bis.

Son frère Louis évoque également les insuccès d'Auguste avec Georges Sadoul :

Sadoul. — Monsieur Louis Lumière, dans quelles circonstances avez-vous commencé à vous intéresser photographies animées ?
Louis Lumière. — C’est durant l’été 1894 que mon frère Auguste et moi avons commencé nos premiers travaux. A cette époque, les recherches de Marey, Edison, Démeny avaient conduit ces auteurs à certains résultats, mais aucune projection de film sur écran n’avait encore été faite. Le principal problème à résoudre était alors de trouver un système d’entraînement de la bande d’images du film. Mon frère Auguste avait songé à employer pour cela un cylindre échancré, analogue à celui qu’avait proposé Léon Boully [sic] dans un autre appareil. Mais ce système était brutal. Il ne pouvait pas marcher, il ne marcha jamais.
Sadoul. — Mr Auguste Lumière a-t-il ensuite proposé d’autres systèmes ?
Louis Lumière. — Non, mon frère a cessé de s’intéresser à la partie technique du cinématographe sitôt après que j’ai eu trouvé un dispositif d’entraînement correct. Et si le brevet du cinématographe a été pris sous nos deux noms, c’est que nous signions toujours en commun les travaux que nous communiquions et les brevets que nous déposions, que nous ayons participé ou non aux travaux. J’étais, en réalité, le seul auteur du cinématographe, comme il était, de son côté, le réalisateur d’autres inventions toujours brevetées sous nos deux noms.


SADOUL: 1948.

Le dernier témoignage, celui du mécanicien de la maison Lumière, Charles Moisson, va dans le même sens :

À la suite de cela, nous avons commencé, tout d'abord avec Auguste quelques recherches d'appareils, mais simplement dans le but de faire de la chronophotographie, mais sans perforation. C'était, je m'en souviens bien, des appareils à entraînement par friction et laminage. Naturellement, nous n'avons rien obtenu de bien, si ce n'est des images successives, ce qui était déjà fait depuis longtemps.


SADOUL, 1948: 421. 

Le mécanisme sur lequel travaille Auguste Lumière s'inscrit clairement dans un projet de nature chronophotographique et il semble bien s'inspirer des brevets (FR219350 et FR235100) de Léon Bouly qui décrit ainsi son système d'avancement :

Cette bande est entraînée d'une façon intermittente à l'aide d'un cylindre rotatif H dont une partie de la périphérie se trouve supprimée; elle est maintenue, après chacun des déplacements successifs, par un presseur caoutchouté I, qui l'applique fortement sur la glace polie pendant la pose.


BOULY, 1893: FR235100.

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BOULY, 1893: FR235100.

L'autre particularité du brevet de Bouly est l'utilisation d'un "levier K à deux branches, munies chacune d'une galet et e1 sur lesquels agissent 2 renflements f f1 du cylindre entraîneur." On ignore en revanche si le prototype d'Auguste Lumière reprend cet autre système de "galet".

La mise au point du prototype de Louis Lumière ([novembre]-13 février 1895)

Si Louis Lumière a laissé son frère poursuivre ses recherches sur son prototype pendant trois mois, selon le témoignage très tardif d'Auguste Lumière, il ne s'est pas désintéressé du problème pour autant. En prenant sa suite à la volée, il ne le fait pas ex nihilo, et il a déjà dû commencer à réfléchir à d'autres solutions. À en croire Charles MoissonLouis Lumière va reprendre la question, mais sur de nouvelles bases :

L'affaire a alors été reprise par Louis d'une façon un peu plus méthodique, et nous avons commencé un premier appareil à perforations et, comme vous le savez, c'était à ce moment-là seulement la perforation à un seul trou-rond par image. Il y a même eu un appareil dans lequel la perforation était directement à l'entrée : on défilait des bandes non perforées. Je dois dire que cet appareil a été laissé de côté et qu'on a bien vite séparé les fonctions perforation et photographie.
À ce moment-là, l'appareil était déjà selon le principe actuel, sauf que nous n'avions pas encore la came triangulaire qui permet un temps d'arrêt aux deux points morts pour l'enfoncement et le retrait des griffes. On espérait profiter du grand ralentissement aux deux points pour faire l'enfoncement et le retrait des griffes. Malheureusement, c'était suffisamment vrai jusqu'à douze et treize épreuves par seconde, mais absolument inacceptable dès qu'on dépassait ces vitesses.


SADOUL, 1948: 421. 

Jacques Ducom évoque également les essais avec perforation directe : 

Les premiers essais de MM. Lumière étaient faits sur des bandes de papier sensible et perforé en même temps que l'image était prise.


DUCOM, 1911: 30.

Certaines options vont donc être écartées (avancement de la bande par frottement ou pince, bande non perforée...) au profit de nouvelles options (systèmes d'intermittence et d'avancement du ruban, perforation de la bande...). Pour conduire cette nouvelle réflexion, Louis Lumière dispose des avancées réalisées jusqu'alors dans le domaine de la chronophotographie et de son habile mécanicien Charles Moisson. En 1894, Georges Demeny est l'une des figures les plus en pointe dans le domaine de l'image animée et son ancien patron, E.-J. Marey, avec lequel il s'est brouillé, lui rend malgré tout hommage à la fin de son ouvrage Le Mouvement :

Nous avons donc construit un instrument spécial dans lequel une pellicule sans fin, pouvant porter quarante ou soixante images positives et même davantage, passe continuellement au foyer de l'objectif et, vivement éclairée en arrière, soit par l'électricité, soit par la lumière solaire, projette ces images sur un écran. L'instrument donne des images très lumineuses, mais il est bruyant et les images projetées n'ont pas la fixité parfaite qui doit être obtenue.
Arrivé à ce point de nos recherches, nous avons appris que notre préparateur avait obtenu d'une autre façon une solution immédiate du problème, il nous a paru convenable de surseoir à de nouveaux essais.


MAREY, 1894, 310. 

De fait, Georges Demeny a déposé un brevet le 10 octobre 1893 (FR233.337) où, tout en conservant un ruban non perforé, il propose aussi d'appliquer le système déjà connu de l'excentrique à la bobine réceptrice afin de faire avancer et d'assurer le mouvement alternatif de la pellicule :

Cette seconde bobine D1 qui recevra la pellicule après qu'elle aura reçu l'impression lumineuse a une position parti­culière. Au lieu d'être concentrique à l'axe d autour duquel elle tourne, elle est fixée sur une broche E1 excentrique à cet axe, de sorte que, lorsqu'on fait tourner uniformément l'axe d la pellicule s'enroule sur la bobine D1 avec une vitesse variable, qui devient nulle lorsque le plan de la pellicule passe par l'axe d. C'est précisément à ce moment d'arrêt de la pellicule que passe la fenêtre éclairante f du disque obturateur B.


Brevet FR233.337

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Brevet FR233.337

Dans son certificat d'addition du 27 juillet 1894Georges Demeny perfectionne son système en introduisant une came battante dans le circuit de la pellicule et non plus au niveau de la bobine réceptrice. Par ailleurs, Demeny continue d'utiliser des bandes non perforées. On peut penser que Louis Lumière, au fait des progrès scientifiques dans ce domaine, connaît ces améliorations, même si l'on ignore s'il va s'en inspirer dès le début de sa recherche.

Par ailleurs, le témoignage de Charles Moisson est précieux car il permet de savoir que Louis Lumière opte, contrairement à son frère, pour la perforation des bandes. Dans un premier temps, l'inventeur et son mécanicien utilisent des rubans dont la perforation va s'effectuer dans l'appareil lui-même au fur et à mesure de leur avancée. Une solution complexe qui est vite abandonnée au profit d'une séparation des fonctions de perforation et de déroulement de la bande. Encore faut-il rappeler qu'à ce moment-là, il s'agit d'une réflexion en partie théorique puisque Louis Lumière ne dispose pas de bande impressionnable. Quel rôle a joué alors l'achat d'un kinétoscope par Antoine Lumière dans ce choix ? Ce dernier s'est, en effet, rendu à Paris pour la signature d'un bail (24 octobre-5 novembre) où il retrouve son ami Clément-Maurice, avec lequel, il va se rendre dans la boutique (20 boulevard Poissonnière) où les Werner viennent d'inaugurer un kinetoscope parlor. Ces derniers s'en sont procuré six (29 septembre 1894) auprès de l'Edison Phonographs Works, qu'ils se sont empressés de montrer au public parisien :

Le Kinétographe, ce merveilleux appareil dû à Edison et dans lequel on voit défiler toutes les scènes de la vie par des personnages qu'on croirait vivants, vient d'être installé 20, boulevard Poissonnière.


Gil Blas, Paris, 21 octobre 1894, p. 3.

Plusieurs appareils sont ainsi installés comme le confirme la presse :

Dans le magasin de M. Werner (20, boulevard Poissonnière), sont installés une demi-douzaine de kinétoscopes que tout le monde peut faire fonctionner moyennant un prix très minime, et où l'on voit des scènes extrêmement variées: un combat de coqs tellement vrai, que les plumes arrachées volent autour des combattants; des forgerons frappant une pièce de fer, et s'arrêtant de temps à autre pour vider une bouteille; une rixe dans un bar; une Loïe Fuller, etc., etc.


Le Courrier de Paris, Paris, 26 novembre 1894, p. 2.

Antoine Lumière, dont on connaît l'intérêt pour le kinétoscope - n'a-t-il pas déjà récupéré un fragment de bande en juillet ? - ne va pas hésiter à en acheter un exemplaire comme le raconte Clément-Maurice :

Monsieur Antoine Lumière se trouvant à Paris, je le conduisis voir les petites photos animées du Kinétoscope que Messieurs Warner [sic] montraient sur le boulevard Poissonnière vers 1893 [sic].
M. Antoine Lumière fut vivement intéressé et en sortant de l'établissement, je lui fis cette réflexion: "Quel dommage que ces images mouvantes ne soient pas projetées sur un écran."
Poursuivi par cette idée, le soir même M. Antoine Lumière acheta à Messieurs Warner un kinétoscope pour le prix de 4.000 francs et l'emporta à Lyon.


"Le cinéma sur les boulevards. Notre enquête", Ciné-journal, 7e année, nº 297, 21 mai 1914, p. 17.

Leopold Maurice, fils de Clément-Maurice, ajoute que les Werner vont vendre l'appareil au prix fort :

[...] en fait, l'appareil ne put être acquis qu'après de laborieuses tractations, et ce fut à prix d'or: 5000 francs... ce qui était très cher pour l'époque !


Léopold Maurice témoin des débuts du cinéma ", Bulletin de l'AFITEC, 23e année, nº 29, 1969, p. 4.

Antoine Lumière rentre de Paris avec son kinétoscope après le 5 novembre. C'est sans doute au cours des semaines qui suivent que Louis Lumière va faire le choix de la perforation de la bande cinématographique.

Cet épisode du kinétoscope coïncide avec le premier courrier que reçoit Louis Lumière de Georges Demeny qui cherche à l'intéresser, avec insistance, à sa Société Générale du Phonoscope qui bat de l'aile. Finalement, l'industriel lyonnais arrive à Paris, le 1er décembre, et, dans les jours qui suivent rencontre Demeny. L'entretien se passe à Levallois-Perret, là où ce dernier a installé ses ateliers. La rencontre a pour objet principal la question de la Société Générale de Phonoscope et l'éventuelle participation de la Société Lumière à ses affaires. Incidemment, les deux savants vont évoquer leur projet respectif. Louis Lumière parle de l'état de ses travaux comme il l'écrira le 28 mars 1895 et Georges Demeny en fait de même en lui présentant une série de croquis. 

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Louis Lumière à Georges Demeny, Lyon. 28 mars 1895.
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Georges Demeny
Dessins (1894)
Reproduit dans : MANNONI, 1995: 390.

Quelle influence a eu cette rencontre sur les travaux respectifs des deux inventeurs ? En présentant des dessins d'un excentrique circulaire, Georges Demeny reprend les innovations dont il est l'auteur et qui figurent dans son brevet (et l'addition). Si Louis Lumière connaît les travaux du chercheur parisien, on peut aussi penser que les croquis que lui montre ce dernier vont réactiver son intérêt pour ce mécanisme et contribuer à l'intégrer, d'une autre manière, dans le prototype du Lyonnais. Au cours de cet entretien, Louis Lumière, pour sa part, a mis en avant l'intérêt de la réversibilité de son appareil que finit par adopter Georges Demeny dans son certificat d'addition du 25 mai 1895. Pourtant ces échanges seront sans lendemain, malgré l'insistance de Georges Demeny (courriers du 28 décembre 1894 et du 27 mars 1895), il se verra opposer une fin de non-recevoir.

Probablement lors de ce même séjour, à Paris, en décembre 1894, Louis Lumière a concerté un autre rendez-vous avec l'industriel Victor Planchon qui s'est fait connaître, depuis 1891, grâce à ses célèbres plaques auto-tendues. Il faut préciser qu'à ce moment-là, Louis Lumière ne dispose d'aucune bande en celluloïd, aussi cherche-t-il un industriel susceptible de lui en fabriquer :

J’eus alors l’occasion de voir plusieurs fois à Paris Louis Lumière et c’est ainsi qu’un beau jour, j’ai pu deviner, sans qu’un mot fut échangé, la naissance, dans son merveilleux esprit, de l’idée géniale du CINÉMATOGRAPHE.
Je me rappelle toujours avec émotion son partage, au sortir d’une certaine boutique du Boulevard Saint-Martin, d’un fragment de bande du KINETOSCOPE D’EDISON dont nous venions de constater l’imperfection technique et l’insuffisance totale à susciter, chez l’observateur unique que comportait l’appareil, autre chose qu’un intérêt sommaire et sans lendemain...
Tenez, me dit Louis, vous qui faites des pellicules tendues, ne pourriez-vous pas fabriquer des bandes épaisses et souples comme celle-ci, qu’on trouve si difficilement en Amérique et en Angleterre... Cela pourrait devenir intéressant pour vous et pour nous…


PLANCHON, 2008: 54.

Si dans son souvenir, Victor Planchon a pu confondre le boulevard Saint-Martin avec le boulevard Poissonnière, où se trouve le kinetoscope parlor des Werner, cela ne change en rien l'essentiel de l'anecdote. L'intérêt de Louis Lumière pour la bande du kinétoscope est manifeste  et il lui emprunte le format (35 mm), le support celluloïd, voire l'idée de la perforation. 

À son retour de ParisLouis Lumière continue à mettre au point son prototype, toujours avec le fidèle Charles Moisson, et, au lendemain de Noël, l'un de ses collaborateurs et amis, Alphonse Seyewetz laisse filer une indiscrétion dans la rubrique scientifique qu'il tient dans le Lyon-républicain :

Ajoutons enfin, au risque de commettre une indiscrétion que nos deux savants compatriotes les frères Lumière, auxquels la science photographique est particulièrement redevable d'un grand nombre d'ingénieuses inventions, travaillent actuellement à la construction d'un nouveau kinétographe, non moins remarquable que celui d'Edison et dont les Lyonnais auront sous peu, croyons-nous, la primeur.


Lyon-républicain, Lyon 26 décembre 1894.

Malgré l'optimisme de Seyewetz, le "kinetographe" va mettre quelque temps avant d'être finalisé et breveté le 13 février 1895. Pourquoi ces cinq semaines entre l'indiscrétion et l'enregistrement officiel de l'appareil ? Dans la course que se livrent les inventeurs dans le domaine de l'image animée, il est bon de prendre date. L'information que livre le chroniqueur est-elle une simple "indiscrétion" ou plutôt une sonde envoyée au monde scientifique ? À la la manière d'Edison toujours prompt à décrire des inventions dont il n'a eu que l'intuition, peut-on penser que les Lumière se sont un peu trop avancés ? Sinon, pourquoi alors attendre un mois et demi avant de déposer un brevet ? D'une part, Louis Lumière et Charles Moisson tardent sans doute à intégrer les différents mécanismes dont l'excentrique circulaire et le système de griffes qu'ils vont combiner. D'autre part, ils ne disposent encore d'aucun support celluloïd et doivent se contenter de papiers photographiques découpés et perforés :

Louis Lumière. — J’aurais utilisé immédiatement des bandes sur celluloïd si j’avais pu me procurer en France un celluloïd souple et transparent qui me donnât satisfaction. Mais aucune entreprise française ou anglaise n’en fabriquait alors. Je dus envoyer aux États-Unis un de nos chefs de service qui acheta du celluloïd en feuilles non sensibilisées à la New-York Celluloïd Company, et nous les rapporta à Lyon. Nous les découpions et les perforions à l’aide d’un appareil dont l’avancement dérivait de la machine à coudre, appareil mis au point par Mr Edison. 


SADOUL, 15/06/1948.

Selon Georges Sadoul, "le celluloïd acheté à New York" aurait été récupéré par "un représentant américain". Peu importe. Toujours est-il qu'en attendant l'arrivée de ce matériau, Louis Lumière va se lancer dans quelques essais avec un support papier sensibilisé au bromure :

Sadoul. — Et vous avez fait construire un appareil expérimental selon les principes que vous veniez de découvrir ?
Louis Lumière. — Ce fut M. Moisson, le chef mécanicien de nos usines, qui établit le premier appareil d’après les croquis que je lui remettais au fur et à mesure de la réalisation. Comme il était alors impossible de se procurer en France des films sur celluloïd transparent, je fis mes premiers essais avec des bandes de papier photographique fabriqué dans nos usines. Je les découpais et les perforais moi-même. Les premiers résultats furent excellents comme vous avez pu le voir.
Sadoul. — J’ai, en effet, tenu entre mes mains, avec beaucoup d’émotion, cette longue bande de papier que vous avez offerte au Musée de la Cinémathèque française. Et ces images sont d’une netteté parfaite.
Louis Lumière. — Ces bandes étaient purement expérimentales. Les images négatives sur papier ne pouvaient être projetées en raison de leur trop grande opacité. Mais je réussis, néanmoins, à les animer en laboratoire en les regardant par transparence, éclairées par une forte lampe à arc. Les résultats furent excellents.


SADOUL, 15/06/1948.

Ces essais vont avoir lieu au cours des mois de janvier et février 1895, et l'on connaît quelques titres grâce à un article tardif et non signé publié dans Le Progrès, en 1929 :

Les premiers essais de l'appareil de prise de vue réversible eurent lieu en janvier 1885 [sic], avec une bande de papier sensibilisé au bromure, qui mesurait dix-sept mètres de long. On avait commencé à prendre une jeune fille sautant à la corde, puis on fit venir deux ouvriers de l'usine, MM. Guilvard et Claude Donat pour jouer une scène d'altercation et de pugilat. Au moment où les deux adversaires en venaient aux mains, le conciliateur, en la personne de M. Pierre Coin, s'efforçait de les séparer et suivant le dénouement bien connu, se trouvait bientôt accablé de part et d'autre sous les coups des deux adversaires.


Le Progrès, Lyon, dimanche 8 septembre 1929, p. 3.

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Scène de pugilat (1894-1895)  Jeux d'enfants dans une rue (1894-1895) 

Un autre film non cité est Jeux d'enfants dans une rue dont la numérisation permet de mieux apprécier son contenu et les conditions de tournage.

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 Jeux d'enfants dans une rue (Louis Lumière, janvier-février 1895)

L'hiver 1895 est particulièrement rigoureux, et les épisodes neigeux vont se multiplier jusqu'au  début du mois de mars. C'est finalement le 13 févier 1895 que les frères Lumière, qui cosignent l'essentiel de leurs brevets, vont déposer celui d'un "appareil servant à l'obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques" au terme d'un long processus qui aura duré plusieurs mois.

Témoin partiel de ce long processus d'invention, le prototype déposé à l'Institut Lumière (Lyon) sur lequel Anne Gautier et Jean-Marc Lamotte ont écrit les remarques suivantes :

Cet appareil non estampillé est pourvu d'un système d'entraînement de la pellicule par pinces, et le mouvement de la manivelle est transmis 'a l'aide d'une courroie extérieure au boîtier. Si le schéma de l'appareil décrit dans le brevet du 13 février 1895, présente également un système de courroie et de poulie placée à l'extérieur du boîtier, ce prototype lui est certainement antérieur, puisque dépourvu de griffes pour l'entraînement de la pellicule. Deux questions restent toutefois sans réponse : d'une part pourquoi cet appareil possède-t-il une came triangulaire alors qu'elle sera brevetée le 30 mars de la même année pour améliorer un appareil à griffes ; d'autre part, s'il n'entraîne pas la bande au moyen de griffes, pourquoi les bandes sont-elles perforées ?


AUBERT, 1996: 15

Nous sommes ainsi en présence d'un appareil composite qui ne semble pas marquer l'état final de l'appareil au moment du dépôt du brevet. Le système à pinces semble appartenir à la première phase du projet conduite par Auguste Lumière alors que l'excentrique triangulaire appartient à à l'addition du 30 mars. Ces incohérences chronologiques laissent à penser que l'appareil a pu être modifié par des interventions ultérieures à partir de mécanisme provenant de plusieurs prototypes.

1894 lumiere prototype 01 a 1894 lumiere prototype 01 b 1894 lumiere prototype 01 c 
Le premier prototype (1894)
Source: Collection Institut Lumière
Le premier prototype (1894)
Source: Cinémathèque française
Reproduit dans : MANNONI, 2017: 59. 
"Le premier appareil de prise de vues et de projection construit par M. Louis Lumière"
L'Illustration,  93e année, nº 4836, Paris, 9 novembre 1935, p. 305.
1894 lumiere prototype 01 d 1894 lumiere prototype 01 1894 lumiere prototype 01 e
"Le premier appareil de prise de vues et de projection construit par M. Louis Lumière"
L'Illustration,  93e année, nº 4836, Paris, 9 novembre 1935, p. 305.
"Le cinématographe prototype à pinces" (1894)
GAUTIER, 1999: 14.
Le premier prototype (1894)
Source: Cinémathèque française
Reproduit dans : MANNONI, 2017: 59. 

Nouvelles mises au point (13 février-22 mars 1895)

Entre le dépôt du brevet (13 février) et celui de la première addition (30 mars), deux nouveautés importantes. D'une part,  le support celluloïd et d'autre part l'adoption de la came excentrique triangulaire.

En ce qui concerne le support, une phrase du brevet du 13 févier 1895 pourrait permettre de dater avec une certaine précision l'arrivée des feuilles de celluloïd: "Les clichés sont obtenus sur un ruban de papier sensible transparent ou mieux de pellicule sensible perforé sur ses bords comme nous l'avons expliqué." L'indication du "papier" semble avoir une valeur rétrospective, alors que celle de la "pellicule" a un caractère prospectif, comme si nous étions sur le point de changer de support. C'est donc l'affaire d'une ou deux semaines. Avant même que la question de la came excentrique triangulaire ne soit résolue, plusieurs traces ou témoignages indiquent qu'une ou plusieurs projections ont eu lieu à Monplaisir. C'est ainsi que trois proches des Lumière se rendent à Lyon vers ou au cours de la seconde quinzaine de février ou dans les premiers jours de mars et rapportent qu'ils ont pu assister à une projection. Victor Planchon, trois mois après le rendez-vous parisien de décembre, arrive aux usines Lumière avec son premier rouleau de film :

Nous nous séparâmes, je regagnai Boulogne, où je fis tout pour réaliser ce désir. Il fallut 2 mois pour recevoir de St-Gobain la première grande table de glace (6 mètres) indispensable, créer un premier matériel de coulage, séchage, etc. dans ces dimensions ; bref, ce fut 3 mois après notre entrevue que j’emportai à Lyon le premier rouleau de Film de 6 mètre 55 cm. de largeur, dans lequel il était facile de découper des bandes de toute largueur.
A Lyon, immense surprise… le cinématographe était né, projetant la vie sur une feuille de papier à dessin en guise d’écran… et avec toute la perfection des images que nous admirons de nos jours…
 


PLANCHON, 2008: 54-55.

On doit à Jules Demaria, un autre témoignage qu'il prononce au cours de la cérémonie d'inauguration d'une inscription apposée 14, boulevard des Capucines, pour commémorer la première représentation publique de cinématographe. C'est la Municipalité de Paris qui a organisé l'événement, le 17 mars 1926 :

En ce moment, je puis m'empêcher de me reporter à trente années en arrière, au jour où, de passage à Lyon, probablement peu de temps après la prise de leur premier brevet, Antoine Lumière m'avait conduit dans le laboratoire de ses fils Louis et Auguste, pour me montrer, un soir, une projection nouvelle qui pour ne pas dire plus, me combla d'étonnement.


Bulletin Municipal Officiel, Paris, vendredi 16 avril 1926, p. Conseil Municipal de Paris, 1926: 1995.

Enfin nous disposons d'un courrier, daté du 25 mars 1895 et envoyé par M. Davanne à Louis Lumière, où il évoque un passage à Lyon quelque peu antérieur :

Cannes Hôtel Beaurivage,
Cher Monsieur Lumière,
Je reçois une lettre de Monsieur Victor qui me dit tout le succès que vous avez eu à la Société d'Encouragement d'abord pour votre excellente conférence très claire, très nette et très appréciée, puis pour votre projection en mouvements qui m'avait si fort intéressé à Lyon et qui n'a pas moins intéressé vos auditeurs et spectateurs.
M. Victor insiste auprès de moi pour que je vous demande de renouveler cette présentation à la prochaine séance de la Société Française de Photographie, 76 rue des Petits Champs, ce pour quoi je lui sers bien volontiers d'intermédiaire.
Cette séance est le 5 avril. Mais n'est-ce pas trop vous demander d'être à Paris le 5, quand vous ou votre frère y serez le 16 pour le Congrès des Sociétés Savantes ?
Je vous serais bien obligé en me répondant de me dire si pour vos projections lors de votre communication du 16 avril, vous demandez la lumière électrique. Je pense qu'à la Sorbonne, il sera facile de l'obtenir en la demandant.
Dites-moi je vous prie ce qui vous sera nécessaire pour que je m'en occupe dès mon retour à Paris le 8 ou le 9 avril.
Agréez, je vous prie, l'assurance de mes meilleurs sentiments.
Davanne.


LUMIÈRE, 1994: 37.

Ces trois informations permettent donc de dater le tournage de la première bande - la Sortie d'usine, aujourd'hui disparue - de la seconde quinzaine de février ou peut-être des premiers jours de mars.

Après ces projections privées, Louis Lumière va présenter officiellement son nouvel appareil, à Paris, devant un parterre choisi d'intellectuels, de savants et d'industriels à l'occasion d'une séance organisée, le 22 mars 1895, par la Société d'Encouragement pour l'Industrie Nationale :

Conférence de M. Louis Lumière à la Société d'Encouragement pour l’Industrie nationale
A la demande de M. Mascart, président de la Société d'Encouragement, M. Louis Lumière a fait, le 22 mars dernier, une conférence des plus intéressantes sur l’Industrie photographique et plus spécialement sur les ateliers et produits industriels de la Société anonyme des plaques Lumière, dont le siège est à Lyon.
M. Louis Lumière, pour rendre son exposé plus clair et plus attrayant, a projeté des vues de l'intérieur des ateliers où il a montré, en action, toutes les productions des plaques sensibles au gélatinobromure, la fabrication du papier sensible au citrate d'argent. Plus de deux cents ouvriers et ouvrières sont employés dans cette usine, dont une vue d'ensemble a montré la vaste étendue. A l'aide d'un kinétoscope de son invention, il a projeté une scène des plus curieuses : la sortie du personnel des ateliers à l'heure du déjeuner. Cette vue animée, montrant en plein mouvement tout ce monde se hâtant vers la rue, a produit l'effet le plus saisissant, aussi une répétition de cette projection a-t-elle été redemandée par tout l'auditoire émerveillé. Cette scène, dont le déroulement ne dure qu'une minute environ, ne comprend pas moins de huit cents vues successives ; il y a là de tout : un chien allant et venant, des vélocipédistes, des chevaux, une voiture au grand trot, etc.
Pour terminer cette conférence, M. Louis Lumière a montré à son public d'élite quelques épreuves en couleurs obtenues par la méthode de M. Lippmann. Notre savant collègue, présent à la séance, a été l'objet d'une ovation sympathique et chaleureuse de la part des assistants, surtout après que l'on a connu, par un avis de M. Mascart, la grande récompense décernée par la Société d'Encouragement à l'Illustre inventeur du moyen de reproduire les couleurs par la photographie.


Bulletin du Photo-Club de Paris, 1895, nº 3, p. 125-126.

La présentation semble avoir été un succès et Louis Lumière, à son retour à Lyon, va opérer, toujours avec Charles Moisson, une nouvelle modification de l'appareil car la came excentrique circulaire n'a pas donné entière satisfaction :

À ce moment-là, l'appareil était déjà selon le principe actuel, sauf que nous n'avions pas encore la came triangulaire qui permet un temps d'arrêt aux deux points morts pour l'enfoncement et le retrait des griffes. On espérait profiter du grand ralentissement aux deux points pour faire l'enfoncement et le retrait des griffes. Malheureusement, c'était suffisamment vrai jusqu'à douze et treize épreuves par seconde, mais absolument inacceptable dès qu'on dépassait ces vitesses.


SADOUL, 1948: 421-422.

La principale limitation de la came circulaire est qu'elle ne permet pas d'obtenir une cadence d'enregistrement suffisante (limitée à 12 ou 13 images/seconde) pour une projection sans saccades et l'augmentation du rythme peut provoquer une perte de stabilité devant l'obturateur pendant la prise de vue (il n'y a pas de temps d'arrêt dans le défilement de bande avec la came circulaire). Si l'on en croit toujours Charles Moisson, ce serait lors d'une insomnie de Louis Lumière que le choix de la came excentrique triangulaire se serait opéré :

C'est alors que Louis, souffrant et retenu à la chambre, me fit appeler un maitn pour me communiquer l'idée qu'il avait eue dans la nuit de la came triangulaire ; à partir de ce moment, rien ne limitait plus la vitesse, et celle choisie et en usage encore actuellement, seize épreuves par seconde, n'a été déterminée que pour tenir compte, d'une part de la scintillation qui amenait à voir le plus possible d'épreuves par seconde et, d'autre part, de la questions commerciale qui tendait à en avoir le moins possible pour que la bande défile moins vite. C'est à ce chiffre de seize que le scintillation a été trouvée encore acceptable.


SADOUL, 1948 [1977]: 422.

Louis Lumière, au crépuscule de son existence (il décède le 6 juin 1948), a contribué à alimenter la version qui lui est nettement plus favorable où son insomnie se serait située en amont faisant de lui le père de l'adaptation de l'excentrique (circulaire et triangulaire) au nouvel appareil :  

Louis Lumiere. J’étais un peu souffrant et j’avais dû garder le lit. Une nuit où je ne dormais pas, la solution se présenta clairement à mon esprit. Elle consistait à adapter aux conditions de la prise de vues le mécanisme connu sous le nom de pied de biche dans le dispositif d’entraînement des machines à coudre, dispositif que je réalisai d’abord à l’aide d’un excentrique circulaire que je remplaçai bientôt par le même organe, mais triangulaire, connu dans des utilisations diverses sous le nom d’excentrique de Hornblower.


SADOUL, 15/06/1948. 

Guillaume-Michel Coissac résume ainsi les modifications apportées au modèle initial :

Certificat d'addition, déposé le 30 mars 1895
Cette addition a surtout pour but de faire connaître quelques perfectionnements de détail tendant à améliorer le fonctionnement et les résultats de l'appareil ; à rendre plus doux et plus rapides les mouvements des pointes lorsqu'elles s'engagent dans les perforations ou qu'elles les abandonnent; augmenter au besoin le temps de pose du ruban en substituant à l'excentrique, une came triangulaire qui permet de maintenir le ruban immobile pendant les deux tiers du temps total, condition très favorable pour la vision, soit directe, soit en projection, et pour l'obtention d'images avec des temps de pose relativement grands ; enfin, rendre la vision plus nette dans l'observation directe ou par projection en diminuant le scintillement dû à la suppression de la lumière.


COISSAC, 1895, 181.

1895 02 13 add 1895 03 30 lumiere came triangulaire 1895_03_30_came_excentrique.jpg
Brevet FR245.032 (addition 30 mars 1895)
Came excentrique
© Collection Institut Lumière

 

1894 lumière prototype 02
© Musée des arts et métiers, Cnam / Photo Studio Cnam 

Les vues cinématographiques (1895)

Entre les premiers essais de janvier-février 1895 et la mise au point de la version commerciale réalisée par Jules Carpentier sous la direction de Louis Lumière, qui prend fin en janvier 1896, s'écoulent presque un an au cours duquel les Lumière vont enregistrer un nombre limité de vues cinématographiques dont la plupart sera présentée à un public restreint ou élargi.

 

1895 4517 Discussion et bagarre
01-02/1895 n.c. Une jeune fille sautant à la corde
01-02/1895 n.c. Jeux d'enfants dans une rue
01-02/1895 n.c. Scène de pugilat
<22/03/1895 n.c. Sortie d'usine
<01/04/1895 n.c. Les Forgerons (1)
<10>/05/1895 128 Place des Cordeliers
 [26/05/1895] 91 Sortie d'usine (1)
<10/06/1895 69 Pêche aux poissons rouges
<10/06/1895 n.c. L'Incendie d'une maison
<10/06/1895 88 Repas de bébé
<10/06/1895 99 Arroseur et Arrosé I (Le jardinier)
<10/06/1895 4579 Voltige
11/06/1895 4105 Le Débarquement du Congrès de photographie à Lyon
11/06/1895 n.c. Conversation entre M. Janssen et M. Lagrange
<12/06/1895 4495 Saut à la couverte
 <22/09/1895 4012 Baigneuses avec radeau
<14/10/1895 51 Forgerons (2)
<16/11/1895 n.c. Une vue de Lyon
<28/12/1895 11 La Mer/Baignade en mer
<28/12/1895 111 Discussion
<28/12/1895 118 Photographe

La mise en vente du Cinématographe (1897)

1897 02 18 cinematographe lumiere vente
Le Petit Journal, Paris, 18 février 1897, p. 4.

Sources

AUBERT Michelle et Jean-Claude SEGUIN, La Production cinématographique des frères Lumière, Paris, Bibliothèque du Film, 1996, 558 p.

Bail par MM. de Rohan-Chabot à M. Lumière, Paris, 5 novembre (24 octobre) 1894. Résiliation de bail (23, 29 et 31 mai 1901), AF. MC/RS//877

BROWN Richard et Barry Anthony, The Kinetoscope. A British History, John Libbey Publishing, 2017, 236 p.

Bulletin du Photo-Club de Paris, 1895, nº 3, p. 125-126.

COISSAC Guillaume-Michel, Histoire du cinématographe de ses origines jusqu'à nos jours, Paris, Editions du Cineopse/Librairie Gauthier-Villars, 1925, 602 p.

Conseil Municipal de Paris, "Inauguration d'une inscription apposée 14, boulevard des Capucines, pour commémorer la première représentation publique de cinématographe à Paris", Bulletin municipal officiel (Supplément), Paris, vendredi 16 avril 1926, p. 1993-1996.

DEMENY Georges, Les Origines du cinématographe, Paris, H. Paulin, 1909. (BNF).

DUCOM Jacques, Le Cinématographe scientifique et industriel. Traité pratique de Cinématographie, Paris, Librairie des Sciences et de l'Industrie, 1911, 336 p.

GAUTIER Anne et Jean-Marc LAMOTTE, "L'année 1895 et ses jalons" dans Michelle AUBERT  et Jean-Claude SEGUIN, La Production cinématographique des frères Lumière, Paris, BIFI, 1999, 15-21.

GAY A., "Le Cinématographe de MM. Auguste et Louis Lumière", Bulletin du Photo-Club de Paris, 6e année, 1895.

Institut Lumière, "Le Cinématographe". https://www.institut-lumiere.org/musee/les-freres-lumiere-et-leurs-inventions/cinematographe.html

LUMIÈRE Auguste, Notice sur les titres et travaux, Lyon, Imprimerie Léon Sézanne, 1940, 328 p.

LUMIÈRE Auguste, Mes Travaux et Mes Jours, Paris, La Colombe, 1953, 190 p.

MANNONI Laurent, Donata Presenti CAMPAGNONI et David ROBINSON, Light and Movement. Luce e Movimento. Lumière et Mouvement, Le Gionate del Cinema Muto/Cinémathèque française. Musée du Cinéma/Museo Nazionale del Cinema, 1995, 472 p.

MANNONI Laurent, "Les appareils cinématographiques Lumière", 1895, nº 82, 2017, p. 52-85.

PINEL Vincent, "Chronologie commentée de l'histoire du cinéma", nº hors-série, 1895, 1992, p. 1-104.

PLANCHON Victor, Victor Planchon. Artisan et industriel du cinématographe, Boulogne-sur-Mer, 2008, 88 p.

M. G. POTONNIÉE, "Victor Planchon 1863-1935", Art Photographie, nº 5, Lyon, mars 1951, p. 5-11.

"Pourquoi Lyon ne devint pas la métropole du cinéma", Le Progrès, Lyon, dimanche 8 septembre 1929, p. 3.

SADOUL Georges, "La Dernière interview de Louis Lumière", L'Écran Français, 15 juin 1948.

SADOUL Georges, Histoire générale du cinéma, (édition revue et augmentée) [1948], Paris, Denoël, 1977, 446 p. 

SADOUL Georges, Louis Lumière, Paris, Seghers, "Cinéma d'aujourd'hui", 1964, 192 p.

VIVIÉ J., "Souvenirs de 75 ans. Léopold Maurice Témoin des débuts du cinéma", Bulletin de l'AFITEC, nº 29, 23e année, 1969, p. 3-8.

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