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[Le cinématographe] Un aussi parfait faiseur d'images animées devait tenter les techniciens du véritable théâtre. Celui du Châtelet, à Paris, si renommé alors pour ses féeries, ses mises en scène grandioses et ses trucs extraordinaires, était, en 1896, dirigé par MM. Floury. M. Edmond Floury, qui s'occupait plus spécialement de la partie technique de cette direction, s'adressa à M. Gaumont pour faire exécuter une scène qu'il avait composée et qui était destinée à être introduite dans une féerie en répétition à ce théâtre : La Biche au Bois (novembre 1896). Tout le long de cette féerie un de ses personnages est tourmenté par des démangeaisons dans le nez, elles lui ont été procurées par une mauvaise fée. À la fin et comme cela doit finir dans toute féerie qui se respecte, une bonne fée fait disparaître les mauvais esprits qui tourmentaient le nez malheureux. Pour arriver à cette fin, la bonne fée faisait placer l'acteur de profil et contre le fond du décor. Ce dernier représentait la salle basse et obscure d'un château. Sur le mur du fond on voyait le nez de l’acteur grossir, s'allonger et rougir démesurément, puis, au bout du nez, une explosion se produisait et au milieu d'un fracas épouvantable et de nuages de fumées intenses, une foule de lutins sortait du nez, exécutait une danse infernale en frappant sur le bout du nez avec des marteaux, des piques, etc., etc. Après cette ronde, les esprits disparaissaient dans un autre nuage de fumée, le nez reprenait sa grandeur normale et le personnage de la féerie débarrassé de son ensorcellement remerciait la bonne fée. Voici comment était machinée cette scène véritablement théâtrale et certainement la première réalisée par les moyens du cinématographe. Deux sortes de projections étaient nécessaires : une produite par une lanterne ordinaire et destinée à projeter l'image du nez grossissant, l'autre cinématographique pour projeter la scène où l'on voyait l'explosion du bout du nez, les fumées et les danses des esprits frappeurs. Comme nous l'avons dit, le décor du théâtre représentait une salle basse et sombre d'un château ; le fond obscur et indécis était remplacé par un écran transparent de projection, mais cet écran n'était démasqué qu'après que l'obscurité complète avait été faite sur la scène et dans la salle. Par derrière et par transparence, on voyait apparaître le nez qui était dessiné sur un fond noir, il était produit par un verre de projection fixe machiné, c'est-à-dire qu'un écran mobile démasquait le nez graduellement afin de produire son allongement. Pour se procurer et enregistrer la scène des esprits dansants, M. Edmond Floury avait fait établir un théâtre cinématographique sur le toit du sien. Ce théâtre avait un plancher et des dessous. De ces dessous, les lutins représentés par des danseuses sortaient par une trappe et exécutaient ensuite divers mouvements et leur danse infernale sur le plancher. Ce théâtre en plein air, perché sur un toit, au centre de Paris, fut la grande joie des passants de la place du Châtelet car ils ne perdaient rien de ce spectacle nouveau. Les fumées étaient également envoyées par des machinistes placés contre la trappe et dans les dessous. Comme décor et comme fond on s'était servi d'une grande surface de velours noir. Ce double emploi du fond noir faisait que, sur le décor, on ne voyait pas où commençaient et où finissaient les projections, il n'y avait que les parties utiles des images qui étaient visibles et coloriées ; on pouvait les croire produites dans l'espace et non sur un écran de projection à formes toujours déterminées et peu artistiques. Avant de jouer la scène il fallait naturellement repérer les deux projections pour qu'elles puissent se raccorder entre elles. Ces apparitions eurent beaucoup de succès. M. E. Floury y avait apporté tout son savoir de compositeur et ·de directeur expérimenté, M. Gaumont toutes ses connaissances techniques et la perfection des appareils Demeny qu'il construisait déjà. L'obtention des vues, leur coloriage et leur projection, pour le compte de M. Gaumont, furent la part que nous pûmes apporter personnellement à cette tentative intéressante : elle prouva que le cinématographe était capable de faire du bon théâtre.
Jacques Ducom, Le Cinématographe scientifique et Industriel [1911], Paris, Albin Michel, 1924, p. 83-85.
La première application du cinématographe au théâtre se fit justement dans cette salle de spectacle ; c'était en 1896, vers lie mois de novembre, le cinématographe venait de faire son apparition sur les boulevards. On montait à cette époque comme d'habitude, en vue des fêtes du jour de l'an, une féerie : La Biche au bois, de légendaire mémoire, une des scènes nouvelles devait représenter ce qui suit : Un grand sénéchal, pour avoir oublié de convoquer au baptême de sa petite princesse une fée importante, est affligé par celle-ci de toutes sortes de tracasseries, entre autres une mouche invisible le harcèle à chaque instant et finit môme par s'introduire dans son appendice nasal avec toute sa famille ! Heureusement, une autre fée. touchée de son infortune, lui promet de le délivrer de cette importunité ; elle fait des conjurations : le nez du sénéchal s'allonge, grossit, prend des proportions gigantesques et bientôt, par une énorme verrue, placée au faîte, on voit sortir, comme d'une plaque d'égout, tout un essaim de libellules représenté par de jeunes danseuses qui exécutent différents pas sur ce nouveau perchoir, mais une cartouche de dynamite, en explosant, détruit les gentilles mouches lesquelles disparaissent dans un nuage de fumée. C'était pour représenter toute cette scène que l'on eut recours au cinématographe. L'artiste, chargé du rôle du grand chambellan, se plaçait au fond du décor, de. profit, l'obscurité était faite, puis l'on voyait sur un écran de forte dimension le nez du personnage s'allonger et grossir; ceci était obtenu à l'aide d'une projection fixe et bientôt le cinématographe, bien repéré, faisait apparaître à son tour toute la scène que nous venons de relater. A ce moment, on ne disposait pas de grandes bandes. Celle dont il est question avait en tout et pour tout 35 mètres de longueur ! dimension énorme pour l'époque. Il avait donc fallu répéter très minutieusement toute cette petite pantomime et la chronométrer très exactement, ce qui fut fait par le maître de ballet. Après bien des répétitions sur le théâtre même, lorsque le tout fut bien au point, on aménagea pour la prise de vues de ce petit divertissement une scène spéciale sur la terrasse située tout en haut du Châtelet, sorte de loggia qui sert de promenoir découvert pour les petites places, car on ne possédait pas alors des ateliers de prises de vues perfectionnés comme aujourd'hui. Sur cette scène minuscule truquée, parfaitement éclairée car un beau matin, à dix heures, fut tirée cette photographie animée sensationnelle, au son d'un orchestre entraînant et bruyant qui s'entendait de la place du Châtelet, ce qui fit que tous les badauds s'arrêtèrent, levant le nez en l'air, et regardèrent ce nouveau spectacle, inconnu jusqu'à ce jour, formant un attroupement à un point tel, que la circulation fut un instant interrompue. Pour la première fois, cette bande, unique, fut mise en couleurs. Elle comportait mille images dont les dimensions étaient de 0,035 sur 0,045, beaucoup plus grandes, par conséquent, que celles d'aujourd'hui.
Edmond Floury, "Les Débuts du Cinématographe au Théâtre du Châtelet", Le Courrier cinématographique, nº 24, 13 juin 1914.
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